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Qui ose se dire chrétien ?

Introduction

L’impulsion qui a donné naissance à ce livre part du constat que peu de place est faite, dans le grand public, pour celui ou celle qui voudrait affirmer posément sa foi et exposer simplement ses raisons de croire et d’espérer. Comment remplir ce mandat en respectant la liberté de chacun (chacune) ? En ce début du XXIème siècle, on assiste à une radicalisation des discours religieux. Les chrétiens ne font pas exception, et ceux qui professent une religion tolérante et respectueuse de la liberté d’autrui se trouvent également dans l’embarras, tant il est vrai qu’ils ne savent plus comment exprimer leur appartenance chrétienne en se démarquant des discours extrémistes et irrationnels.

La trame des vingt-et-une questions qui suivent est tissée par une seule interrogation qui concerne la pratique de la communication et la transmission de l’héritage chrétien. Je me limite ici à la communication de l’Évangile par des personnes singulières, autrement dit à ce qui relève de l’ordre du témoignage. Le mot agace ou fait sourire. Attester de sa foi semble devenir de plus en plus l’apanage de groupes dont on admirera le courage, mais dont on récusera aussi les tentatives de restaurations autoritaires. Les lignes qui suivent ont été écrites par un théologien réformé qui cherche à exprimer ce qui anime (au sens littéral : ce qui donne vie à) la foi chrétienne. Mon but est d’inciter les lecteurs et les lectrices à redécouvrir la richesse d’une religion qui, ayant perdu l’attrait de la nouveauté, ne peut prétendre à aucun exotisme.

Cette entreprise a forcément un côté partiel et partial. Partiel, car les questions choisies sont celles qui me paraissent les plus brûlantes. Ces dernières ont été sélectionnées en fonction de ma perception, qui reste forcément fragmentaire. Ce livre est également partial, en ce qu’il relève du genre littéraire de l’essai. Les réponses données sont marquées à la fois par mon ancrage dans une tradition chrétienne particulière, et par mon insertion dans un lieu et une culture donnés, à savoir le christianisme tel qu’il est vécu en Europe et pratiqué dans la civilisation occidentale. Partiel et partial, ce livre cherche pourtant à récuser tout esprit partisan puisqu’il s’intéresse à ce qui constitue l’essentiel de la foi chrétienne et à son ouverture possible aux diverses religions. Ce livre est né de la conviction qu’il devient urgent de trouver les voies et les moyens de transmettre l’Évangile de telle manière que celui-ci puisse être (ré)entendu. Si le christianisme demeure une offre, une proposition de sens, celui qui la fait est appelé à dire en quoi et comment cette proposition peut intéresser d’autres personnes.

Le lecteur (la lectrice) est invité à suivre, au travers de ces vingt-et-une questions, un chemin en quatre étapes. Dans la première, il m’a semblé nécessaire de trouver les points communs possibles avec ceux et celles qui s’intéressent aux religions en général et au christianisme en particulier. Vivre avec des croyances et être capable de faire des expériences religieuses constituent le point de départ du dialogue.

Dans une deuxième étape, j’invite le lecteur (la lectrice) à examiner l’orientation fondamentale de cet ouvrage. Il tente de rendre compte de la foi et des doutes exprimés face au Dieu de Jésus-Christ. Cette orientation peut sembler fort connue et, de plus, évidente, car qu’est-ce que le christianisme si ce n’est vivre devant ce Dieu-là ? J’ai souvent fait le constat suivant : ce qui est décrété comme le plus évident ne l’est en réalité pas du tout. L’époque et la culture dans lesquelles nous baignons se caractérisent en ceci que les évidences religieuses ne vont plus de soi.

La troisième étape sera consacrée à la découverte de la condition chrétienne. Je tenterai de chercher des réponses aux interrogations telles que celles de la liberté ou de l’existence du mal et de la souffrance. Je chercherai également à savoir pour quelles raisons et comment les chrétiens se rassemblent.

La quatrième étape portera plus spécifiquement sur les questions de la transmission de l’héritage chrétien et de la communication du message chrétien.

De manière générale, le thème de la question qui nous occupe ici, « Qui ose se dire chrétien ? », joue sur les deux nuances du verbe oser. « Qui ose ? » peut s’entendre avec un accent d’arrogance, autrement dit : « Qui a le toupet » de se déclarer chrétien de nos jours, à l’heure des fanatismes et de la violence religieuse ? Mais le verbe peut également s’entendre d’une tout autre manière : « oser » prend alors le sens d’« avoir la témérité, l’audace » d’afficher ses convictions et de les confronter à celles d’autrui. « Se dire chrétien » renvoie à un courage retrouvé pour s’exposer et tenter de « rendre compte de l’espérance qui est en nous » (1 Pierre 3,15). Le silence n’est pas toujours d’or, même s’il est parfois plus confortable de se taire pour ne pas faire de vagues. Comment dépasser le silence apeuré ? Comment trouver les mots pour dire la « saveur de l’Evangile »[1] ?

Avant de commencer, j’aimerais adresser une demande au lecteur (à la lectrice) de ce petit livre : j’aimerais qu’il puisse faire sienne cette remarque d’Albert Camus : « L’honnêteté consiste à juger une doctrine par ses sommets et non par ses sous-produits »[2].


1 – A chacun ses croyances ?[3]

Lorsque l’on aborde les questions religieuses, une phrase revient très souvent : « Oh, vous savez, la religion, c’est pas mon truc. Je respecte bien sûr les gens qui croient. Les croyances, c’est peut-être votre tasse de thé, mais en tous cas, ce n’est pas la mienne. » Face à cette opinion, commençons par nous interroger sur ce que l’on évoque lorsque nous parlons des croyances de quelqu’un.

Le mot «croyance » révèle de multiples facettes.

La première facette évoque l’idée d’adhésion à une cause ou à une foi en quelqu’un ou quelque chose. Le philosophe Paul Ricœur parle de la croyance en disant qu’elle constitue « l’énigme de tenir pour vrai »[4]. La croyance renvoie bien à quelque chose d’énigmatique, de mystérieux. Il est difficile, en effet, d’expliquer pourquoi l’on croit. Une sentence affirme avec raison : une croyance ne se prouve pas, elle s’éprouve. Comme les croyances sont invérifiables, elles apparaissent avec les phénomènes irrationnels, telles que les superstitions, les jeux de l’amour et du hasard (cartomancie, horoscopes, etc.), voire même les objets volants non identifiés (Ovnis). A l’inverse d’un théorème de mathématiques ou d’une expérience de chimie, les croyances ne sont pas démontrables.

Mais en même temps, et nous touchons là au deuxième aspect de la définition de Ricœur, la croyance « tient pour vrai », c'est-à-dire la croyance fait appel à la conviction intime. Les croyances traduisent à la fois nos représentations de la réalité et nos orientations existentielles. A cet égard, on parlera de « croyance-représentation ». Dans notre existence, nombre de réalités font l’objet non de vérifications, mais de croyances, c'est-à-dire de situations dans lesquelles nous sommes obligés de nous fier à la parole ou à l’expérience de quelqu'un d’autre. Nous croyons ainsi que le pont de neige et de glace qui s’est formé au-dessus d’une crevasse va tenir lors de notre passage. Aucun de nous ne pourrait mener sa vie sans ces « croyances-représentations ». Ces croyances remplissent une fonction indispensable : constituant une sorte de réceptacle intégrateur qui filtre la réalité, les croyances façonnent notre représentation de la réalité et restent sans doute le seul moyen de rendre une unité à notre conscience[5].

La troisième facette que comportent les croyances est cette fois liée à l’opinion personnelle et publique. Cette « croyance-opinion » se nourrit d’un savoir partiel qui se construit et se transforme au gré des informations que nous avons l’habitude de trier et de filtrer, sans même nous en rendre compte. La « croyance-opinion » est essentielle, car elle constitue un « savoir » sur des sujets d’actualité ou sur des thèmes que nous partageons avec les autres. Ainsi, par exemple, nous « avons notre idée » au sujet de l’écologie et du nucléaire, ou de la valeur de tel ou tel personnage politique. Le christianisme fait lui aussi partie du règne de l’opinion, et chacun possède à son sujet ne serait-ce qu’une petite idée, parce qu’il a lu le Da Vinci Code de Dan Brown par exemple, ou parce qu’il a vu tel documentaire télévisé. L’opinion ainsi forgée comporte sa part de vérité, mais reste très approximative. De plus, cette « croyance-opinion » comporte une dimension affective : elle traduit nos sentiments, nos impressions, nos goûts et nos préférences. Consciente de cela, elle reste souvent prudente : « C’est mon opinion, je te la donne pour ce qu’elle vaut ». 

Cet aspect individuel comporte également une facette publique qui est le lieu de l’échange : la croyance devient le forum sur lequel s’échangent des conversations informelles. Les opinions caractérisent une sorte d’entre-deux, à la fois personnel et collectif : recouvrant un espace partagé (et partageable), les « croyances-opinions » permettent de communiquer sans trop s’impliquer. Alimentées par l’actualité, les croyances nous permettent ainsi de prendre part aux multiples conversations que nous échangeons les uns avec les autres.

Les croyances nous permettent de nous diriger dans le monde. Elles constituent le socle de nos valeurs. Les croyances ne sont pas uniquement façonnées par des informations extérieures, mais résultent également d’expériences personnelles. Examinons donc à présent ce que recouvrent ces expériences.


2 – Qu’est-ce qu’une expérience religieuse ?

La possibilité de faire des expériences et de communiquer à leur sujet caractérise les êtres humains. Il existe différents types d’« expériences » : l’expérience religieuse ne se qualifie pas de la même manière qu’une « expérimentation scientifique » par exemple (qui se définit par la répétition de phénomènes, à partir desquels on peut prouver un certain nombre de données).

A l’intérieur même de la religion, il existe différents types d’« expériences religieuses » : l’expérience ressentie doit se distinguer de l’expérience empirique subjective. On parle aujourd’hui volontiers à leur propos de « vécu », d’expression des émotions et des sentiments. Cette expérience vécue, comprise « comme quelque chose que chacun ressent et éprouve au plus intime de lui-même »[6] relève de l’immédiateté. Communiquer à son sujet n’est pas chose aisée : il est en effet souvent difficile de dire « ce que l’on ressent au fond de soi ».

Ce « ressenti » doit se distinguer de l’expérience empirique qui, comme son nom l’indique, désigne une connaissance acquise par la pratique. Ces deux expériences ne sont pas à confondre dans le domaine religieux, car une personne peut très bien avoir une connaissance pratique d’une religion et vivre selon ses coutumes et ses habitudes, sans pour autant en ressentir un  besoin vital. Si la force sociale extérieure disparaît, la pratique religieuse s’éteint également. Aujourd’hui, au contraire, nous assistons au phénomène inverse. La pression de la conformité a changé de camp. Ce qui importe, ce n’est plus tant la connaissance jointe à l’expérience tirée d’une pratique, comme par exemple celles des prières ou des traditions, que l’expérience ressentie et l’authenticité du sentiment, qui deviennent des critères à partir desquels on juge toute chose.

La religion émotionnelle est aussi riche que diverse. Du saisissement devant le bruit d’une cascade d’eau à la vue de l’immensité orangée d’un désert, du silence si particulier qui s’installe juste avant que l’orchestre ne débute au visage lumineux d’une personne âgée qui laisse entrevoir une vie pacifiée, nos vécus positifs disent comment la vie résonne en nous.

Mais les expériences vécues peuvent aussi être des expériences d’absurdité : devant la séparation brutale d’un être aimé, devant les images de désolation et le chaos, devant l’injustice, devant notre impuissance à changer le cours des choses[7], nous éprouvons et ressentons l’opacité et le caractère énigmatique, voire inquiétant, du monde qui nous entoure.

Il faut relever que ces divers moments vécus deviennent des expériences lorsque nous arrivons à les déchiffrer et à les relier à d’autres moments de notre vie. L’expérience vécue est essentielle, car elle est la possibilité unique pour chacun d’entre nous de s’exprimer à la première personne du singulier, donc de prendre conscience du caractère unique de notre existence.

Comment alors définir une expérience religieuse ? Sentiment de dépendance absolue à l’égard du divin ? Expérience du sacré comme attrait et crainte[8] ? Expérience d’absurdité pouvant être relue autrement et interprétée comme expérience de résonance ? Toutes ces manières de parler de l’expérience religieuse présentent un point commun : elles ouvrent sur une transcendance, autrement dit sur un au-delà que personne n’arrive justement à préciser, sinon en spécifiant qu’il nous dépasse infiniment. Par cette qualification encore vague, celui ou celle qui fait une expérience religieuse veut dire qu’il prend conscience d’une force supérieure. Ce dépassement n’est pas seulement quantitativement, mais qualitativement différent ; il relève d’un autre ordre et d’une autre nature. En ce sens, l’expérience religieuse n’est que le prolongement de ce que vit et ressent l’être humain.

Or il me semble que cette manière de parler de l’expérience doit être complétée aujourd’hui. Se limiter au ressenti, même si celui-ci reste toujours essentiel, est insuffisant. Une religion relie certes à une transcendance, mais elle doit également pouvoir se faire relecture active et vivante de ce que les traditions (en l’occurrence chrétiennes) nous ont légué. L’expérience religieuse se distingue du sentiment romantique ou de l’élan vers l’au-delà en tant qu’elle se nourrit des expériences empiriques qui permettent de donner une forme et un langage (souvent d’ordre symbolique). La difficulté de parler de l’expérience religieuse chrétienne tient dans l’illusion devenue massive aujourd’hui, qui consiste à croire que l’on peut trouver du sens (c'est-à-dire ce qui fait qu’une chose ou un acte vaille la peine d’être accompli) indépendamment de références communes. Ces dernières sont pourtant indispensables car elles inscrivent les expériences dans une lignée et une tradition déterminées qui permettent d’en déchiffrer la signification symbolique et le lien avec une communauté. Il existe encore, dans la société actuelle, des éléments chrétiens, mais ils flottent dans l’air (la publicité d’ailleurs en fait un large usage), ils ne sont plus reliés à une signification claire autre que celle qui recourt au mode de l’anecdote ou de la dérision. Est-il alors possible d’en savoir un peu plus sur la transcendance et sur Dieu ?

 


3 – Est-il vrai que « nous avons tous le même Bon Dieu » ?

Tout d’abord, non, je ne crois pas que nous ayons tous « le même Bon Dieu » !

Celui qui s’intéresse aux questions religieuses rencontre, en ce domaine, non pas le vide, mais le trop plein. Il existe en effet autant de discours sur Dieu que de manière de se l’approprier. Comment alors créer un espace pour Dieu qui respecte vraiment Dieu ? L’interrogation théologique comporte une incidence très pratique.

Le Dieu que les personnes invoquent et auquel elles croient est-il un Dieu qu’elles sont prêtes à servir avec générosité ou au contraire un dieu qui est utilisé pour asservir autrui ? Cette alternative n’explique pas tout, mais elle permet de discerner plus clairement en nous la part qui veut plier la réalité au dieu de son désir d’un côté, et celle qui accepte de se laisser contredire par la réalité en servant Dieu de l’autre côté.

Il faut le dire honnêtement : rien ni personne ne peut garantir que le Dieu dont nous parlons est vraiment Dieu ou n’est qu’une illusion, une vue de notre esprit ou encore le produit de nos représentations et de nos désirs. Personne ne peut connaître qui est Dieu en soi. Cela supposerait que nous puissions nous hisser hors de la condition humaine et devenir nous-mêmes des dieux.

Il en va donc non pas tellement de savoir si l’on croit en Dieu en général, mais d’abord et surtout de savoir en quel Dieu on place sa confiance et comment on consent à se mettre à son service. Quel est le Dieu qui nous anime et qui oriente pratiquement notre existence ? Le Dieu que l’on sert s’identifie-t-il avec « le Bon Dieu » de nos causes et de notre bonne fortune, ou avec celui des surprises et des imprévus qui invitent à poursuivre un chemin que je ne maîtrise pas ?

L’enjeu est donc de parler de Dieu d’une manière qui puisse correspondre vraiment à ce qu’il est, autrement dit d’en parler d’une manière respectueuse. Formulé en d’autres termes, il en va de nommer Dieu, un être divin, qui ne soit pas simplement le prolongement de nos imaginaires. Or chacun le sent confusément, il est plus facile de dénoncer les faux dieux chez les autres que de débusquer les idoles tapies en nous.

La multiplicité des représentations rend d’autant plus nécessaire la tentative de nommer un Dieu qui émerge des figures du divin. Cette nécessité rejoint la remarquable intuition des auteurs de l’Ancien Testament. Ces auteurs bibliques ont su, en quelque sorte, préserver le nom de Dieu de tous ces abus. Il faut le protéger, le mettre à l’abri de toutes les tentatives de manipulation. Dans le contexte qui était le leur, ils ont proposé de transcrire le nom divin par quatre lettres (le tétragramme YHWH), qu’on ne prononçait pas, pour éviter au vocable « Dieu » de subir l’usure et l’affadissement que connaissent tous les mots. Le premier commandement insiste là-dessus : il s’agit de ne pas user ni abuser du nom de Dieu. L’adoption de cette pratique marque à la fois le retrait dans lequel Dieu se tient par rapport à l’être humain et la volonté humaine d’échapper à l’utilisation abusive du nom de Dieu.

Parmi les théologiens, l’accord est unanime. Dieu dépasse infiniment ce que nous pensons et ce que nous savons de lui. Si Dieu est Dieu, alors il est absolu. L’absolu signifie ici délié : Dieu n’est en effet pas lié à une culture, pas davantage qu’à une manière de parler. Il ne s’identifie pas avec les sentiments que nous avons à son égard. Si Dieu est Dieu, alors il reste libre de se montrer et de se manifester où il veut et comme il veut. Il ne se laisse pas assigner à résidence. Il ne peut servir aucune caution, même si la cause paraît éminente, juste ou bonne. Il ne peut devenir le prête-nom d’aucune idéologie.

Pour préserver le Dieu « Tout Autre », c’est-à-dire radicalement différent de ce que nous sommes et pensons, certains érudits ont formulé l’idée qu’on ne peut jamais rien dire de Dieu, que ce dernier reste, en dernier recours, un mystère total. On parle à cet égard de la « dimension apophatique » de Dieu, expression qui signifie qu’eu égard à Dieu, et dès lors qu’on tente de le définir, il est préférable de garder le silence afin de ne pas trahir ce qu’il est. Cette position fait office d’utile rappel : « Dieu est au ciel et toi sur la terre » souligne Qohéleth, un sage juif du IVème siècle avant Jésus-Christ. Cette sentence marque bien le respect que l’on doit garder dès lors que l’on désire s’adresser à Dieu, dans la prière notamment.

Confesser Dieu signifie donc avouer un écart entre les êtres humains et Dieu. Le Dieu dont nous parlons est un Dieu qui se dérobe à notre volonté de mainmise sur lui. N’en étant pas le maître, je ne peux pas disposer de Dieu. Ainsi, l’important est d’abord de se situer dans la juste position par rapport à lui. Parler de Dieu signifie d’abord parler à Dieu. L’invocation de sa présence éventuelle précède son évocation. Mais le croyant ne peut en rester là : si l’on veut lui parler, il est nécessaire de le connaître, ne serait-ce qu’indirectement, par les empreintes qu’il a laissées parmi les êtres humains. Et c’est la raison pour laquelle il nous faut maintenant approfondir la question plus spécifique de l’identité du Dieu des chrétiens.


4 – Qui est le Dieu des chrétiens ?

Pour répondre, je retiens deux options. Je présenterai d’abord la manière dont les chrétiens témoignent des traces de Dieu[9] en suivant le calendrier des principales fêtes chrétiennes, parce que le sens et la raison d’être de la majorité d’entre elles sont tombés dans l’oubli. Ensuite, et c’est la deuxième option, pour manifester que nous sommes dans le registre des expressions de foi, je parlerai des manifestations de Dieu en disant quelles significations possibles j’y vois pour aujourd’hui.

Par la fête de Noël, les chrétiens célèbrent la venue de Dieu dans l’ordinaire de la vie. Dans et par la naissance de Jésus, le croyant discerne un Dieu qui accepte de devenir un « Dieu avec nous ». Les Évangiles orientent notre quête du divin non pas d’abord vers un au-delà, vers un lointain, vers un plus haut, mais ils nous invitent à chercher Dieu dans la vie la plus quotidienne. Le Dieu très haut devient le Dieu très bas. Ce mouvement indique le pas décisif que Dieu effectue vers l’homme. La venue de Dieu concerne tous les hommes, indépendamment de leur rang social et de leur provenance géographique.

Vendredi saint vient rappeler que le Dieu auquel les chrétiens croient est un Dieu passionné. Cette passion, qui aboutit à la crucifixion de Jésus, est d’abord le lieu de l’opacité de l’oppression que comporte toute souffrance. Elle apparaît comme incompréhensible et effrayante. Même si l’on ne peut atténuer l’effroi que cause la croix, il faut préciser le sens du sacrifice de Jésus. On se méprend sur celui-ci si on l’interprète comme le sacrifice obligé vis-à-vis d’un Dieu dont il faudrait calmer la colère. La croix de Jésus se fait dévoilement du refus des êtres humains à accepter le projet de Dieu. Elle indique avec réalisme, que le mal et le malheur font partie du monde. Mais pourquoi alors célébrer un jour si noir ? Pourquoi en faire un vendredi « saint », c’est-à-dire « mis à part » ?

Tout d’abord, la passion de Dieu à l’égard des êtres humains est totale : Jésus va jusqu’au bout du don volontaire. Pour autant, il ne faut pas cacher que la passion décrit aussi une agonie. En grec, le mot agonie signifie d’abord combat : le combat mené par le Christ n’est pas à son terme, les chrétiens sont appelés à le poursuivre. Jésus est la figure du juste assassiné. Enfin, la croix du Christ reste malgré tout un lieu de communication possible. De façon significative, les Évangélistes rapportent des paroles différentes de Jésus sur la croix. Marc, par exemple, insiste sur l’abandon de Jésus qui, au cœur de sa détresse, n’en continue pas moins de faire appel à son Dieu : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mc 15,34).

Concernant l’événement de Pâques, Christian Duquoc fait le point en écrivant : « ce qui est historique au sens moderne du mot – c’est-à-dire accessible à des moyens d’investigations objectifs – c’est le témoignage des Apôtres : d’incrédules et de désorientés, ils sont devenus croyants, explicitant eux-mêmes la raison de leur conversion : le Crucifié, Jésus de Nazareth s’est imposé à eux comme vivant. »[10] A partir de là, plusieurs malentendus peuvent être écartés. La Résurrection du Christ se donne à lire comme le récit d’un retournement, les disciples reconnaissant Jésus le Christ qui s’avance vers eux de manière inconnaissable. Incognito, ce n’est que peu à peu qu’il se fait connaître comme étant Jésus de Nazareth. Ce retour de Jésus ne signifie toutefois pas un retour à une vie biologique. Quelle signification la fête de Pâques revêt-elle alors pour les chrétiens ? Je distingue essentiellement trois motifs.

Dans un premier motif, Pâques signifie que Dieu le créateur et l’initiateur de toutes choses reste à l’œuvre et continue de l’être même par-delà la mort. Le Dieu qui est confessé est celui de la vie et de la victoire sur le mal et sur la mort. Cela signifie à mes yeux que, d’une part, les êtres humains sont appelés à être inscrits dans la mémoire de Dieu, et que, d’autre part, le mal sera stoppé. En ce sens, l’espérance chrétienne trouve sa dimension propre dans l’attente de ce jour.

Plus encore que la Résurrection, ce qui importe, ce sont les effets de la Résurrection. A l’image des disciples désemparés, le croyant d’aujourd’hui est appelé à trouver courage et force pour se relever.

La fête de L’Ascension indique, par le terme même, l’idée d’un départ : l’Ascension signe l’absence du Christ pour les témoins. Cette absence n’est toutefois pas synonyme d’abandon, mais elle est au contraire marquée par une promesse : le Dieu de Jésus-Christ fait confiance à ses disciples.

La fête de l’Esprit de Dieu, appelée Pentecôte, indique la manière dont Dieu peut se rendre présent. La réalité de l’Esprit, par nature insaisissable, se dit mieux à travers les symboles fondamentaux : l’Esprit désigne le souffle qui permet de respirer ; il est notamment représenté par une colombe, symbole de paix ou par une flamme qui illumine nos intelligences et qui maintient en nous le « feu sacré » à l’heure où l’enthousiasme s’éteint et où la lassitude entraîne la résignation. L’Esprit se donne aussi à connaître comme l’eau qui jaillit dans les déserts que chacun traverse[11].

A travers cette description sommaire du sens des fêtes chrétiennes, le lecteur (la lectrice) peut entrevoir les multiples facettes du Dieu des chrétiens. La question se pose alors de savoir quelle place tient effectivement ce Dieu, confessé comme celui de Jésus-Christ, dans notre société marquée par le pluralisme religieux.


5 – Jésus-Christ est-il le seul chemin ou un chemin parmi d’autres ?

Cette question fait référence à un verset biblique tiré de l’Évangile de Jean qui se libelle ainsi : « Je suis le chemin et la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi »[12]. Ces paroles portent une prétention incroyable puisque, selon le quatrième Évangile, Christ est présenté comme celui qui est autorisé à redire pour lui les paroles que Moïse avait attribuées à Dieu dans le récit du buisson ardent : « JE SUIS QUI JE SERAI »[13]. Autrement dit, l’évangéliste attribue ainsi à Jésus une prétention réservée à Dieu seul.

Ce verset s’insère dans une série de grands discours, dans lesquels chaque parole de Jésus s’associe à un symbole : le pain, la lumière, la porte, le bon berger, la vigne, la Résurrection et la vie, bref tout ce à quoi l’homme aspire et qui est vital pour l’existence humaine, tant matérielle que spirituelle.

Ces discours relève du langage de la foi, donc de l’aveu personnel. Celui qui s’est égaré dans sa quête de la vérité ou celui qui ne voit pas le bout du tunnel connaît la valeur du chemin ; celui qui vit dans le mensonge et la demi-vérité peut faire l’expérience de la libération proposée par le Christ lorsqu’une parole vraie est prononcée.

Dans l’ordre de la vérité subjective pour le croyant, Christ est bien le chemin qui l’aide dans sa manière de se comprendre, dans ses relations avec les autres et dans son environnement.

Pourtant, le caractère tranchant et exclusif de ces versets pose, dans notre contexte actuel, une question que personne ne peut éluder et qui se laisse formuler de la manière suivante : Dieu se manifeste-t-il aussi à travers les autres grandes religions de l’humanité ? Est-il possible de le connaître également à travers les religions abrahamiques que sont le judaïsme et l’islam, ou par d’autres religions et philosophies telles que l’hindouisme et le bouddhisme ? Ces dernières conduisent-elles aussi à la connaissance du Dieu véritable ? En d’autres termes, que penser du rapport entre le christianisme et les autres religions ?

Très schématiquement, on peut discerner aujourd’hui trois types de réponses à cette question.

La première position, la plus décriée aujourd’hui mais qui a connu ses heures de gloire dans l’histoire (notamment au temps des croisades), est la réponse exclusiviste. Elle a au moins le mérite d’apporter de la clarté dans le débat. Elle dénonce – à juste titre – toute forme de religion qui se laisse subjuguer par les leaders et les gourous religieux ou pseudo-religieux. Positivement, elle invite à la vigilance, à garder la tête sur les épaules et le cœur bien accroché face à toutes les tentatives de séduction ou d’intimidation liées aux formes multiples d’adhésion religieuse. La position exclusiviste, redisant la seigneurie absolue du Dieu de Jésus-Christ, peut être avancée face à toutes les prétentions humaines de se rendre égal à Dieu ou de se comporter comme Dieu. L’exemple le plus connu concerne l’Allemagne de 1933 : dans un groupe appelé « les chrétiens allemands » (qui, au temps du nazisme, avaient récusé l’Ancien Testament et accepté les lois discriminatoires promulguées à l’encontre des juifs, des tziganes et de tous les opposants au régime), l’exclusivisme religieux a constitué un moyen efficace de s’opposer au totalitarisme.

Les limites de cette position toutefois sautent aux yeux. Affirmant que Christ est le seul chemin (à l’exclusion de tout autre), l’exclusivisme s’inscrit en contradiction avec ce que nous voyons et expérimentons quotidiennement dans notre société métissée culturellement et religieusement. Je ne peux pas croire, en effet, que tous ceux et toutes celles qui n’empruntent pas le même chemin que moi soient dans l’erreur. La thèse exclusiviste est oublieuse du contexte qui présente pourtant une donnée essentielle à tout acte de communication. Seul le contexte indique ce qu’il est opportun et juste de dire dans une circonstance précise. Dans le contexte d’une confession de foi par exemple, nous pouvons légitimement dire quelle est notre référence ultime. Par contre, le dire de la même manière dans un débat peut heurter et provoquer chez nos auditeurs la confirmation que le christianisme est intolérant.

Dans le débat externe, il est tentant d’adopter la position contraire en se ralliant au courant inclusiviste. Ce dernier postule que chaque religion est porteuse de valeurs « qui peuvent être incluses » dans le mystère du Christ, parce que chaque être humain possède en quelque sorte une parcelle de l’image de Dieu[14].

Cette manière de comprendre le christianisme a pris une forme très radicale avec les propos de Karl Rahner sur les « chrétiens anonymes »[15]. J’en restitue ici l’essentiel. Cette thèse généreuse et subtile est fondée théologiquement sur le fait que Dieu est présent, mais de manière cachée. Cette présence secrète de Dieu qui reste non maîtrisable indique que Dieu ne peut se laisser enfermer dans nos médiations historiques ou organisationnelles (celles de l’Occident et de l’Église en l’occurrence). Pour le dire dans les termes du verset biblique qui sert de trame à cette question, la thèse des chrétiens anonymes ne prétend pas que toutes les religions se valent. Au contraire, le caractère absolu du christianisme est maintenu : « Le christianisme se comprend comme la religion destinée à tous les hommes et comme une religion absolue »[16]. Cette phrase indique bien que Dieu seul prend les initiatives, et que les paroles du Christ (« je suis le chemin, la vérité et la vie ») pointent le fait que lui seul fait le chemin vers nous et apporte la vérité et une vie bienheureuse. Du point de vue culturel, lorsque la religion chrétienne se trouve aux prises avec une situation historique donnée, celle-là « se mélange » forcément avec la culture et les croyances présentes. Ce mélange comporte également des aspects positifs qui reflètent une connaissance naturelle et légitime de Dieu. Dans la mesure où l’on accepte le mélange et la connaissance positive, celui qui pratique une religion non chrétienne « peut et doit […] être considéré comme un chrétien anonyme »[17]. Autrui ne peut pas être considéré simplement comme un « non-chrétien ». Ce regard comporte d’importantes conséquences sur la manière même de se dire chrétien aujourd’hui. Autrui n’est pas simplement une « parenthèse vide » dans laquelle il suffirait d’inscrire les lettres du christianisme, ou un « vase à remplir » avec la vérité chrétienne, mais il est une personne qui possède des croyances et des convictions. Les valeurs universelles que partage cette personne avec les chrétiens offrent un point d’ancrage qui permet d’instaurer un dialogue. Sans ce point d’ancrage, le christianisme apparaît comme un corps étranger.

L’ouverture contenue dans cette thèse est généreuse. Sa capacité à prendre en compte la culture, les valeurs et le vécu d’autrui force le respect et constitue une incitation à poser le problème de la transmission sur les bases indispensables de la rencontre réelle avec autrui. Il faut néanmoins poser deux questions : la thèse de l’inclusivisme n’efface-t-elle pas les références explicites au Christ et à son action spécifique dans le monde ? D’autre part, l’expression « les chrétiens anonymes » ne comporte-t-elle pas une vision secrètement annexionniste ? Ne cache-t-elle pas une forme sournoise de récupération ? Tel est en tous cas l’avis de Hans Küng, qui écrit dans Être chrétien : « une telle annexion du partenaire met un terme au dialogue avant même qu’il ne soit ouvert […] »[18]. Que diraient les chrétiens si les hindouistes leur reconnaissaient gracieusement la qualité d’« hindouistes qui s’ignorent » ?

Face à ces deux premières positions, que regroupent l’exclusivisme et l’inclusivisme, il est nécessaire de chercher une troisième voie : celle du pluralisme.

 


6 – Comment se dire chrétien à l’heure du pluralisme religieux ?

Les deux positions précédentes restent problématiques. Si la position exclusiviste engendre des réflexes de peur en présentant les autres religions comme concurrentes, la position inclusiviste gomme les différences et aboutit, en fin de compte, à la recherche d’une sorte de « nouvelle religion du plus petit dénominateur commun ». Les deux positions ont ceci de commun qu’elles ne peuvent prendre au sérieux de façon positive les différentes religions. Le pluralisme, quant à lui, ne constitue pas à proprement parler une attitude, mais un constat : la conscience qu’il existe plusieurs religions dans le monde.

Comment alors oser se dire chrétien dans une société pluraliste ? Pour répondre à cette question, les différentes significations du mot « reconnaissance » me semblent appropriées. La problématique du pluralisme religieux demande que l’on soit au clair sur son identité croyante, en même temps qu’elle requiert la prise en compte de ce que pense et vit autrui. La quête effrénée d’identité dans le domaine religieux me paraît dangereuse, en particulier lorsqu’elle place l’accent sur ses racines ou ses origines. Les différents sens du mot « reconnaissance » ouvrent la possibilité d’un dialogue qui n’est pas, dès l’abord, quête d’harmonie ou revendication identitaire.

Accepter le pluralisme et entrer dans une interaction critique implique une clarification de notre rapport à la figure du Christ. Les croyants ne peuvent ici que s’inscrire dans le registre de la confession de foi qui demande à être discutée : « Je crois que Jésus le Christ est l’événement central dans l’histoire humaine, qui dit la proximité de Dieu et sa Seigneurie. Mais je crois aussi que cette Seigneurie du Christ dépasse la figure de Jésus ». On peut résumer cela de la manière suivante : « Si le Fils de Dieu se manifeste de manière indépassable en Jésus, il le fait également ailleurs »[19].

La reconnaissance passe d’abord par celle de sa propre inscription corporelle, intellectuelle, géographique qui détermine notre regard sur les religions d’autrui. La reconnaissance implique la prise en compte préalable de nos frontières et des limites de nos capacités de connaître ainsi que de nos seuils de tolérance.

Contrairement à l’opinion admise, j’aimerais défendre ici l’idée de l’impossibilité de connaître véritablement les autres religions. Nous pouvons approcher les autres religions,  mais à partir de quel moment décrète-t-on que l’on connaît la religion d’autrui ? Cette aveu de notre ignorance me semble d’autant plus nécessaire à poser que l’idée même que nous avons de la religion est souvent singulièrement occidentalisée et intellectuelle. En effet, nous postulons qu’il est possible de connaître les religions par la lecture. Or cette connaissance livresque ne constitue qu’une approche parmi d’autres. Pour bien comprendre une religion, il s’agit aussi d’explorer les rites et les fêtes qui la rendent vivante. Autrement dit, la connaissance d’une religion implique une dimension participative, et cela même si, dans un second temps, on prend un nécessaire recul critique. La religion est en effet plus et autre chose que quelques bribes religieuses accommodées à notre pensée occidentale. Autrement dit, chaque religion se déploie dans une culture particulière. Elle est le fruit d’expériences singulières et d’une histoire originale. Toute religion prend un visage précis qui n’est pas interchangeable avec un autre. Et là aussi, je plaide pour la modestie. Nous sommes imprégnés par une culture, une éducation, et il n’est pas possible de s’en extraire. On notera en particulier que la manière même de connaître, autrement dit les outils de la connaissance (que l’on appelle en termes techniques l’épistémologie) se révèlent souvent inadéquats.

La reconnaissance présuppose ensuite une démarche active, une volonté de chercher ensemble la vérité. Cette recherche est aussi pleine de dangers. Cette quête de ce que vit autrui et de ce que l’on vit soi-même est difficile. Cet aspect d’accueil de la vérité de l’autre trouve son expression la plus adéquate dans l’hospitalité. L’hospitalité suppose que je fais de la place à l’autre. Faire cette place n’est pas du tout aisé, surtout quand autrui investit mon espace vital. L’étymologie du terme « hôte » indique bien la difficulté. L’hostis, en effet, désigne d’abord celui qui est hostile, l’ennemi ; ce n’est que par un lent apprivoisement qu’il devient un invité[20].

Cette hospitalité est possible, parce que chaque religion se trouve confrontée aux mêmes énigmes : la question du mal et de la souffrance, celle de la transcendance ou du sens à donner à la vie, ou encore la manière de prendre congé de ses défunts, pour ne citer que les exemples les plus frappants.

Pour que l’hospitalité soit praticable, il faut que des normes de politesse, des us et coutumes soient respectés. Or, face au dogme d’ouverture qui règne actuellement, il est nécessaire de rappeler le prix de l’hospitalité : une remise en cause de ce que l’on croit et espère, ainsi que la confrontation avec des normes et des valeurs qui nous sont étrangères, sont très difficiles. Les débats en cours avec l’islam et sur la défense de la laïcité (monogamie, port du voile,…) l’attestent.

Une religion n’est pas belle et bonne en soi simplement parce qu’elle est une religion. Elle doit satisfaire aux deux critères éthiques suivants : une religion – premier critère – est vraie et bonne dans la mesure où elle ne brime pas et n’étouffe pas l’humanité. La vraie religion implique – deuxième critère – qu’elle soit fidèle à sa norme essentielle, en ce sens qu’elle doit ouvrir à la transcendance. Cette dernière reste le seul absolu. Il faut oser tirer la conséquence de ce critère : Dieu étant le seul absolu, cela entraîne que tous les discours sur Dieu sont relatifs et nécessitent d’être soumis à la discussion et au débat.


7 – Quel regard le christianisme porte-t-il sur l’être humain ?

Le regard que le christianisme pose sur l’être humain est un regard réaliste, mais qui, pour autant, ne tombe ni dans le fatalisme ni dans la résignation. Ce regard est aussi habité par l’espoir : il mise sur les possibilités de changement chez les êtres humains.

Ce regard que le christianisme pose sur l’être humain se condense en une formule grevée par de lourds malentendus, puisqu’elle parle de la « condition pécheresse » de l’être humain. Pour comprendre cette formule, recourons à l’une des pages les plus explicites à ce propos, écrite par l’apôtre Paul et issue de la lettre aux Romains. Ce texte invite le lecteur (la lectrice) à sortir d’une compréhension étriquée du péché en montrant que celui-ci n’est pas simplement une question de bonne ou de mauvaise volonté.

 « 15 Effectivement, je ne comprends rien à ce que je fais : ce que je veux, je ne le fais pas, mais ce que je hais, je le fais. 16 Or, si ce que je ne veux pas, je le fais, je suis d’accord avec la loi et reconnais qu’elle est bonne ; 17 ce n’est donc pas moi qui agis ainsi, mais le péché qui habite en moi. 18 Car je sais qu’en moi – je veux dire dans ma chair – le bien n’habite pas : vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir, 19 puisque le bien que je veux, je ne le fais pas et le mal que je ne veux pas, je le fais. 20 Or, si ce que je ne veux pas, je le fais, ce n’est pas moi qui agis, mais le péché qui habite en moi »[21].

Cette page, l’une des plus denses et des plus profondes que compte la correspondance paulinienne, permet de prendre conscience que l’être humain (même le plus parfait et le plus moral) reste empêtré dans ses contradictions, prisonnier de l’écart qu’il constate entre ce qu’il vit et ce à quoi il aspire.

A contre-courant des discours religieux tenus aujourd’hui, j’aimerais insister sur la nécessité de la conscience du péché tel que Paul en parle. L’acceptation du caractère contradictoire de nos attitudes et de nos manières d’être permet de reconnaître nos erreurs et nos manquements, sans toutefois nous laisser écraser par eux. La conscience du péché passe ainsi par l’aveu. Cet aveu est libérant, car il permet de prendre acte que l’être humain ne s’en sortira pas par soi-même. Réaliste, le croyant veut l’être en affirmant qu’il a besoin, de façon pleine et entière, de l’aide de Dieu pour pouvoir assumer sa condition.

La vision que propose le christianisme, bien que très réaliste, ne succombe pourtant ni au fatalisme ni à la résignation. Le christianisme postule que l’être humain est capable de prises de conscience et de transformations. Le but du message chrétien est ainsi d’amener chaque être humain à vivre une vie digne et conforme à la liberté donnée. Pour cela, il est bon de se souvenir que chacun et chacune est appelé(e) à vivre en devenant « image de Dieu ». Devenir « image de Dieu » permet l’acceptation de sa condition et de faire sienne la promesse de la transformation.

La Révélation chrétienne invite ainsi à un changement de regard sur soi-même, sur les autres ainsi que sur la compréhension que nous avons de nous-mêmes et des autres. Particulièrement instructifs à cet égard sont les paroles et les gestes du ministère terrestre de Jésus : Jésus voit les gens comme ils ne sont pas encore. Il apporte aux aveugles et aux aveuglés la « vraie lumière ». Aux paralysés par leur passé, il offre de nouvelles chances. Il mange à la table des rejetés de la société, et montre ainsi combien il croit à la transformation des êtres humains.

Le regard de Jésus de Nazareth perce l’être humain et voit ce qu’il est appelé à devenir : un être conforme à l’appel de justice et de bonté reçu de Dieu. La Révélation en somme ne signifie rien d’autre que ce nouveau regard porté sur l’être humain. Le théologien Alexandre Vinet en témoigne dans cette belle formule : « Le vrai nom de Dieu donne le vrai nom de l’homme : dire ce qu’est Dieu, c’est dire ce que l’homme doit être »[22].

Mais compte tenu de l’impossibilité de l’être humain de s’en sortir par lui-même, comment alors parler du « salut » ou, pour l’exprimer dans un langage plus moderne, de la libération ?


8 – De quoi avons-nous besoin d’être sauvés ?

Au cœur de la détresse, à l’heure de la perte d’un proche ou à la suite d’un accident, celui qui a frôlé la mort sait le prix de la vie et se rappelle ce qu’« être sauvé » signifie.

Dans la sphère religieuse, la question demeure toutefois. De quoi « Jésus sauve-t-il » ?

Une précision s’impose d’emblée : le Jésus qui sauve ne caractérise pas tant celui qui aurait vécu en Palestine aux alentours de l’an 30, mais celui qui est confessé en tant que « Christ ». « Christ » ne désigne ici pas un nom de famille, mais une fonction, comme l’on parlerait aujourd’hui du « Président » de la Confédération.

Le mot « Christ » récapitule le mandat confié par Dieu à Jésus. Christ est confessé comme l’Envoyé de Dieu. Il dévoile ce que nous sommes réellement, et nous permet de réaliser que l’être humain ne peut pas se sauver lui-même. Pour le croyant en effet, tout commence par cet aveu : de même que l’on ne peut se pardonner à soi-même, on « ne peut se sauver [soi]-même. C’est la plus décisive affirmation que nous ayons à contresigner. »[23]  Christ aide l’être humain à se dépréoccuper de lui-même pour prendre davantage soin des autres.

Penchons-nous à présent sur le contenu que peut recouvrir cette offre de « salut » en Jésus-Christ.

Pour trouver une réponse actuelle à cette interrogation millénaire, laissons-nous surprendre par un texte datant du XVIème siècle. Une ancienne confession rappelle : « Quelle est ton unique consolation, tant dans la vie que dans la mort ? C’est que soit dans la vie, soit dans la mort, j’appartiens corps et âme non pas à moi-même, mais à Jésus-Christ, mon fidèle Sauveur »[24]. Dès la première question du catéchisme de Heidelberg, l’appartenance au Christ renvoie au cœur de la libération offerte aux humains. L’appartenance au Christ implique que l’on ne s’appartient plus à soi-même. Avec le mérite de la clarté, la Seigneurie du Christ est revendiquée. Mais quel sens ces affirmations peuvent-elles bien revêtir aujourd’hui, à l’heure où l’on tend à penser exactement le contraire : « je m’appartiens, je suis libre, je peux faire de mon corps et de moi-même ce qui me plaît » ? La formule lapidaire de ce vieux catéchisme appelle donc plus que jamais explication.

Le thème de l’appartenance (« J’appartiens corps et âme ») permet de traduire, dans un vocabulaire compréhensible pour aujourd’hui, ce qu’il faut entendre par le verbe « sauver ». L’être humain a besoin d’être sauvé d’une compréhension fausse de l’appartenance, qui se caractérise d’abord non pas tant comme avoir ou instrument de possession, que comme relation.

Pour expliciter l’originalité de l’offre chrétienne, il faut donc se souvenir de la polyphonie du verbe « appartenir ». Lorsque le chrétien est relié au Christ, le verbe désigne un lien de filiation : celui-là est invité à conjuguer ce verbe sur le mode de l’être. Mais spontanément, l’être humain conjugue le verbe « appartenir » sur le mode de l’avoir. Appartenir signifie alors posséder. Le mouvement naturel de l’être humain réside dans l’illusion de croire que l’on peut vivre en autarcie, en d’autres termes, que l’on s’appartient à soi-même et que le monde, voire autrui, nous appartient également. Chacun tend naturellement à se considérer comme le maître de soi et du monde. La conséquence possible se donne à saisir dans l’instrumentalisation, la transformation en objet de désir dont autrui fait parfois l’objet. L’Évangile délivre (ou, pour le dire autrement, sauve) les humains de cette illusion d’une telle domination et d’une telle maîtrise. Le chrétien est donc délivré du culte de sa personnalité et du monde de l’apparence pour se dire en vérité, c'est-à-dire pour exprimer le besoin qu’il a de Dieu et les attentes qu’il porte à l’égard d’autrui.

 

9 – Christ est-il un modèle pour le croyant ?

Nos contemporains identifient volontiers le christianisme à des figures d’exception, qui ont tout laissé pour suivre le Christ et qui mènent une vie exemplaire : François d’Assise, Sœur Emmanuelle, Guy Gilbert (le prêtre chez les loubards), l’Abbé Pierre ou Frère Roger en sont l’illustration même. Ces personnes s’offrent comme de véritables imitateurs du Christ. Ne devrait-on pas alors faire comme eux ? Avant d’aborder cette question, commençons par considérer ce qu’il en est du Christ comme modèle.

Du point de vue des données historiques, la prudence s’impose : les Évangiles ne sont pas des « biographies » au sens moderne. En ce sens, ils ne nous permettent pas de reconstituer le portrait d’un Jésus historique. Le projet théologique qui les traverse, et qui présente les attitudes et les comportements de Jésus et de son entourage, a une grande valeur pédagogique pour les lecteurs. Dans les Évangiles, Jésus montre la proximité du Royaume de Dieu par des signes : gestes de libération et de pardon, paroles d’invitation ou exhortations. La prédication du Règne est rendue tangible par le comportement de Jésus. Il fait ce qu’il dit et il dit ce qu’il fait. Pour cette raison (entre autres), le ministère du Christ est unique et il est impossible à imiter. Il est le seul à assumer pleinement la cohérence entre son dire et son faire, et le seul à assumer jusqu’au bout l’adéquation entre paroles et actes.

Dans la foi, le chrétien est appelé à reconnaître l’autorité de Jésus le Christ comme venant de Dieu. Les Évangiles racontent comment des hommes ont été appelés par Jésus et se sont mis en route à sa suite. Jésus le Christ devient ainsi pour les croyants la référence ultime.

Suivre le Christ implique un engagement et un renoncement. Les récits évangéliques le soulignent avec une radicale simplicité : quiconque s’attache à Jésus doit se détacher de sa profession et de ses gains, de sa maison et de son chez-soi. Les quatre pêcheurs du lac de Génésareth (Mc 1,16-20) sont ainsi arrachés à leur métier (« Et laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent » Mc 1,18). Or, en suivant l’itinéraire des disciples dans les Évangiles, le lecteur découvre des personnes faibles qui lâchent Jésus au moment décisif et qui le trahissent. Leur marche à la suite du Christ est parsemée d’embûches et leurs attitudes pétries d’humanité. Se dire « disciple » implique donc corrélativement un aveu : la cohérence entre paroles et actes n’est pas pleinement réalisable pour le chrétien. En ce sens, celui-ci ne peut pas réaliser une vie modèle, exemplaire, sans faille. Le disciple n’est pas appeler à « copier »  Jésus, car celui qui copie ou singe n’est plus un être libre. S’engager à la suite du Christ signifie donc consentir à son humanité en exprimant le décalage entre nos vies et la sienne. La relation au Christ et la confiance qu’il accorde à ceux qui le suivent sont essentielles. Cette relation de confiance prime sur les vertus humaines. En ce sens, les disciples, tels qu’ils sont présentés dans les Évangiles, sont des personnages qui nous instruisent. Les disciples ne sont certes pas des « disciples modèles » au sens où nous parlons d’« élèves modèles ». Ils peuvent par contre se présenter comme modèles en tant que frères en humanité : faillibles, mais aspirant à la vraie grandeur ; courageux, mais souvent lâches ; épris de désir de perfection, mais conscients de leur imperfection. Par leur ambivalence, leur grandeur et leur petitesse, les disciples viennent éclairer nos propres histoires de vie.

Le constat de la faiblesse humaine ne doit toutefois pas devenir un faux-fuyant : la vie et l’œuvre du Christ sont source d’inspiration pour une attitude croyante qui manifeste notre capacité à nous réjouir avec autrui, notre désir de partager sa vie ordinaire, et notre volonté de ne pas fuir la souffrance d’autrui.


10 – Quelle est l’autorité du témoignage chrétien?

Un instant de recul permet d’en prendre conscience. L’accès à l’éducation et à la culture s’opère par le truchement de tierces personnes. Il n’en va pas autrement pour la vie chrétienne. Et si nombre de personnes ont perdu le contact avec le contenu et la proposition d’existence que comporte le christianisme, c’est bien parce que cet héritage, pour des raisons fort diverses, n’a pu être ni reçu ni transmis. Dans cette optique, chacun convient que l’on doit aussi conjuguer le mot Dieu avec le mot lieu. Un temps et un espace sont nécessaires pour célébrer les rites, dire l’importance des symboles et se familiariser avec les récits bibliques. Sans doute des personnes sont-elles arrivées à pratiquer la religion chrétienne toutes seules, souvent après une longue quête dans d’autres religions, mais ces personnes ont besoin elles aussi, et après-coup, d’un lieu de vérification et d’accueil.

Or l’importance des médiations par des personnes autres que des ecclésiastiques devient de plus en plus essentielle. Non seulement en raison de la pénurie des vocations pastorales ou sacerdotales, mais aussi parce que des laïcs engagés professionnellement rappellent combien le projet de la vie chrétienne est de vivre en contact étroit avec la société en général. Les laïcs qui se voient conférés le rôle de témoins savent qu’il est difficile, mais aussi nécessaire, de tenir ensemble les exigences évangéliques et la vie professionnelle. Devant les obstacles, il est important de se souvenir d’où provient l’autorité du témoin.

Elle découle d’un choix surprenant et risqué de Dieu, consistant à se dire au travers de médiations humaines. Ce choix permet la rencontre : Dieu intervient au travers d’une parole, de gestes ou d’un langage, comme il est intervenu de façon toute humaine par et dans la personne du Christ. Souvent, le témoin se sent dépassé. Il est nécessaire alors de rappeler que personne ne peut vivre l’Évangile dans son intégralité. Il s’agit plutôt de soumettre à la discussion ce que l’on a compris. La « folie de Dieu » dans son Évangile est de confier le mandat d’annoncer le message de libération et de réconciliation à des hommes et à des femmes ordinaires. Dans le prolongement de l’incarnation, c’est-à-dire de sa venue réelle, Dieu fait ce pari inouï de se dire au travers de paroles et de gestes humains. Le témoin n’a pas la charge surhumaine d’apporter Dieu ou de prouver son existence. La responsabilité du chrétien en deviendrait écrasante et, à vrai dire, presque blasphématoire. A l’inverse de ce qui se passe dans notre société médiatique, ce n’est pas le statut, la fonction ou la notoriété du témoin qui fait l’autorité du message, mais bien le message lui-même en tant qu’il est reçu par un destinataire. Le but du témoignage n’est pas de mettre en valeur la personne qui raconte son témoignage, mais le message dont il se fait le porteur. Comment définir alors plus particulièrement le rôle du témoin ?

Le schéma de la communication « messager, message, récepteur » s’avère ici trop simple. Le passage de témoin ne s’effectue pas de façon directe, comme le laisse suggérer la compétition de la course d’estafette dont le but consiste à passer le relais, c'est-à-dire à transmettre un bâton de main à main. Le témoin doit se centrer sur la réception possible du message par le destinataire. De plus, le message n’est pas un paquet de vérités bien ficelé qu’il s’agit de prendre ou de laisser. Les paroles du messager sont appelées à être « déconstruites » pour s’intégrer à la construction de la personne qui les reçoit et qui peut alors reprendre pour elle-même et reformuler avec ses propres mots ce qu’elle a reçu.

Le rôle du témoin peut donc se comprendre comme celui d’un facilitateur ou d’un passeur qui met en relation la personne à qui il s’adresse avec le message de libération contenu dans les Écritures. Le témoin est appelé à faire confiance à l’Esprit de Dieu qui, en toute rigueur, opère le témoignage. La spécificité du témoignage chrétien réside justement dans la prise au sérieux du destinataire. Le témoin veillera à trouver les moments, les lieux et les conditions où une réception de son témoignage sera favorable, le but étant de permettre à celui qui reçoit ce message de voir comment l’appel à la liberté peut être entendu. Penchons-nous à présent sur le contenu de cet appel.


11 – Les chrétiens sont-ils libres ?

De nos jours, la liberté évoque une aspiration irrépressible face aux mille et une obligations qui nous enchaînent et face à la succession effrénée de rendez-vous obligatoires, vraie course de haies harassante. Face aux contraintes réelles, mais aussi imaginaires, que sont les « il faut » et « tu dois encore » de nos existences, chacun et chacune aspire à une liberté synonyme d’évasion.

La liberté peut aussi se faire revendicatrice : cette liberté est celle de notre ego, du « j’ai bien le droit de », celle de l’enfant-roi qui sommeille en nous.

Les chrétiens sont-ils libres ? Ici comme ailleurs, l’Évangile invite non pas à effectuer des constats sur autrui, mais à risquer sa propre liberté. Ce qui importe, ce n’est pas tant l’idée que la pratique de la liberté, sa mise en œuvre effective.

Un sentier de libération serpente à travers toutes les sinuosités des Écritures. Il comporte sa part d’inconnu et de risques. Par exemple, dans le livre de l’Exode, le peuple hébreu quitte la terre d’esclavage égyptienne pour aller dans le pays de la liberté. Dans les Évangiles, Jésus est présenté comme celui qui traverse les frontières géographiques peu sûres pour se rendre par exemple en Samarie, région dont les habitants étaient méprisés par les juifs. Il transgresse les interdits rituels et les prescriptions religieuses, notamment en guérissant quelqu’un estimé comme impur et cela le jour même du sabbat, considéré comme un jour de repos absolu par les autorités religieuses de son temps[25].

La libération, selon la belle expression de Georges Auzou, est « le don d’une conquête »[26]. Oui, la liberté est d’abord un cadeau reçu. Ce qui la fonde, c’est le courage donné par Dieu. Mais en même temps, la liberté se conquiert par les humains, elle se forge comme on construit sa personnalité. Elle est démarcation par rapport aux conformismes ambiants qui poussent à vivre, à agir comme tout le monde. Elle est libération et transgression face aux « prêts-à-penser » et tous les « politiquement et religieusement corrects ». Pour le chrétien, tout est permis, mais il est appelé à être libéré de tout ce qui l’asservit lui-même, des dépendances et des passions qui l’emprisonnent. Sa liberté l’entraîne à construire un espace commun où règnent l’interdépendance et la solidarité.

La libération chrétienne ouvre sur une obéissance, à savoir l’application du commandement d’amour. Ces formulations s’avèrent problématiques : l’obéissance implique un rapport hiérarchique, et le mot « commandement » traduit un ordre. Le rapport instauré entre le Christ et ses disciples brise cette hiérarchie, car ceux-ci sont appelés « amis », donc placés dans une relation qualitativement différente.

Par contre, le mot « commandement » garde son caractère dérangeant. En usant de ce terme, l’Évangile de Jean indique que l’amour dont il est question est non-exclusif ; il n’est pas amour de préférence qui élit ou exclut.

Dans sa quête de vérité, la liberté chrétienne se fait rencontre avec autrui, et à ce titre, elle ouvre la voie à une nouvelle manière d’être. La liberté dont nous parle le Nouveau Testament délivre les sédentaires du cœur et de l’esprit que nous sommes, pour nous aider à instaurer de nouvelles relations marquées par le courage de la réconciliation. A l’heure de la civilisation de l’éphémère, le chrétien prônera la « fidélité créatrice » en assumant les inconstances du cœur et en faisant le pari de la confiance en l’avenir.


12 – Une lueur d’espoir : que dire face au mal et à la souffrance ?

Toute pensée et bien sûr toute religion est confrontée au défi du mal et de la souffrance. Il est impossible de rester insensible face aux malheurs engendrés par les catastrophes naturelles ou face à la spirale de la violence qui règne sur notre planète en ce début du XXIème siècle. Pour le christianisme, la question se fait provocation puisqu’elle appelle une réponse à la question formulée « Comment un Dieu tout bon et tout-puissant peut-il permettre le mal ? » La manière de formuler la question est sous-tendue par un légitime principe de non-contradiction.

A la suite de Paul Ricœur[27], il me semble honnête de dire que du point de vue théorique, cette question ne peut pas recevoir de réponse satisfaisante. En termes un peu techniques, on dira que cette interrogation est « aporétique », ce qui signifie qu’elle embarrassera toujours ceux qui l’empoignent et que les réponses trouvées demeureront décevantes malgré les démonstrations les plus brillantes.

La question du mal et de la souffrance reste un scandale et une pierre d’achoppement. Ici plus qu’ailleurs, un infini respect est de mise face à ceux et celles qui souffrent. Pour traiter de cette question du point de vue théologique et pratique, il faut explorer les pistes qui se présentent. Je pense ainsi notamment à la consolation telle que le croyant la découvre dans les Psaumes, ou dans la formulation de la plainte devant Dieu telle qu’on la retrouve dans le livre de Jérémie, des Lamentations, ou encore de Job. Je choisis dans le cadre de ce bref livre de suggérer une autre voie possible. La non-réponse théorique peut et doit inciter à chercher des voies pratiques. Il ne s’agit nullement ici d’entrer dans une sorte d’activisme pour fuir le mal et dissimuler son mal-être, mais il s’agit de construire une théologie de l’action responsable. Et cette théologie commence peut-être par un retournement. L’être humain questionne la vie. Ainsi ce sont souvent les êtres humains qui posent les questions : « Mais que fait Dieu ? Pourquoi n’est-il pas là ? ». Or le grand retournement du christianisme, consiste justement à découvrir que quelqu’un m’appelle à œuvrer dans ce monde-ci pour y apporter une lueur d’espoir, là où je suis et avec les moyens qui sont à ma disposition.

Parce qu’il est question d’agir responsable, précisons en quelques mots ce que pourrait ou devrait être une théologie de l’action.

Apportons d’emblée une précision. Dans la lignée de la tradition réformée dont je fais partie, la parole est très importante et occupe une grande place. Toutefois, cet éloge de la parole ne s’appuie pas sur l’opposition, un peu trop massive, entre paroles et actes. La parole possède aussi ce privilège de permettre de s’engager et de faire des choses. Prenons, pour illustrer cela, l’exemple de la promesse : si une personne dit à quelqu’un « Je te promets de t’aider demain à étudier l’anglais », la personne s’engage. Et c’est une erreur de croire que, parce qu’une promesse n’a pas été tenue, l’acte de promettre n’est plus possible. C’est un peu comme si l’on disait : « On se ne parle plus, parce que des gens ont dit un mensonge ». La parole est donc une action et à ce titre, elle demande réflexion et discernement. Le chrétien saura donc tenir sa langue, car il sait la profondeur d’une parole blessante et la peur que peut susciter une parole menaçante. Il s’exercera aussi à chercher la parole juste, à savoir celle qui encourage et remet debout. L’engagement véritable est toujours à la fois parole et action. La parole est indispensable à l’engagement ; elle en montre la pertinence et la nécessité.

Ensuite, toujours dans la ligne de la tradition réformatrice, il est essentiel de distinguer la personne de ses œuvres, autrement dit de ce qu’elle accomplit. Il est important de ne pas réduire une personne à ce qu’elle fait ou va faire. L’importance de cette distinction se comprend mieux dans le cas d’une effraction ou d’un conflit. Un détenu ne se réduit jamais au délit commis et la personne avec laquelle je suis en conflit ne se limite pas aux injures qu’elle m’a éventuellement adressées et à la vision de la réalité qu’elle défend. En d’autres termes, il est essentiel de distinguer le contenu d’une parole ou d’une action de la relation avec la personne. Cette distinction nous permet en effet d’accepter la réalité d’autrui et sa part d’ombre, sans admettre forcément ce qu’il a fait. L’être humain n’est jamais la somme de ses mauvaises actions ou, ce qui est peut-être encore plus difficile à accepter, le total des bonnes œuvres qu’il a accomplies.

Enfin, une action chrétienne ne peut pas se distinguer d’une autre, qui ne le serait pas. Par exemple, il n’y a pas une manière chrétienne de donner une somme d’argent ou d’emballer des vêtements. Ce qui importe, c’est que la parole soit jointe au geste. La parole peut ainsi indiquer l’intention et exprimer au nom de qui et pourquoi le chrétien agit.

La théologie de l’action insistera sur les motifs de l’action basée sur la foi et c’est la raison pour laquelle le lecteur (la lectrice) est invité(e) à redécouvrir le sens du culte chrétien et de la vie en Eglise.

 


13 – Comment définir la « célébration » des chrétiens ?

Dans la tradition à laquelle j’appartiens, une place particulière est donnée à l’écoute de la parole et à la célébration de la sainte cène.

La célébration du culte permet avant tout de mieux intégrer la signification de la vie du Dieu de Jésus-Christ dans nos existences. Au cours du culte, les croyants recentrent leur vie devant Dieu, une vie qui s’est souvent dispersée dans de multiples activités. Le chant et les prières qui nous permettent de célébrer le culte forment une liturgie ou, pour le dire autrement, un « être commun » des croyants qui évoque et appelle la présence de Dieu.

Le christianisme se veut religion du livre et de l’esprit : le chrétien n’est pas d’abord attaché à la Bible, mais au Dieu dont elle témoigne.

La Bible commentée et explicitée tient une place centrale dans le culte réformé. C’est une des raisons pour lesquelles il s’avère indispensable de lire et d’écouter ces textes avec d’autres. La Bible est un livre difficile, et le pasteur prend soin de la commenter. Le but de ce commentaire, appelé prédication, est d’inviter l’auditeur à se laisser toucher, déplacer voire transformer par le texte.

L’enjeu de la prédication vise donc la compréhension du texte. Le verbe « comprendre » implique une action qui engage toute la personne : il s’agit de relier, d’interpréter les textes dans leur étrangeté et dans leur rugosité pour les rapporter à ce qui tisse la trame de nos existences. La compréhension dont il est question ici ne laisse certes pas notre intelligence en sommeil, mais elle n’est pas uniquement cérébrale. Elle est une manière de s’exposer au texte biblique pour que celui-ci illumine nos vies.

Le culte célèbre également la sainte cène, manière de faire mémoire de Dieu. Pour le lecteur non averti, cette expression a un sens qui tourne les regards vers le passé : il s’agit de se « remettre en mémoire », de rappeler les événements passés que l’on a tendance à oublier. Toutefois on ne peut pas comprendre la signification de ce « faire mémoire » si l’on considère ce dernier comme un simple rappel du passé.

Le « faire mémoire » renvoie à une activité plus importante encore. Il s’agit de rendre présent, en l’intériorisant, le mouvement du Dieu de Jésus-Christ qui se met en quête de l’humain. Le sens du culte se donne ainsi à chercher dans l’invocation de cette présence qui se joue dans le « faire mémoire » de Dieu et qui prend corps dans le rappel de la mort et de la Résurrection du Christ. A la lumière de cette explication, est-il possible de préciser la manière dont nous pouvons saisir la présence du Christ pendant le culte ?

Oui, à condition de rappeler une tradition de la cène. Les chrétiens, lors du culte, partagent du pain et du vin. Ce partage est toujours accompagné de l’invitation suivante : « faites cela en mémoire de moi »[28].

Cette présence se fait sur le mode de l’évocation et de l’invocation, et non de l’affirmation péremptoire. Le rappel de la cène préserve du risque de fixer le regard exclusivement sur la figure du Jésus terrestre et d’en faire une sorte d’idole. Jésus a toujours compris son action et ses paroles en lien et « en communion » avec Dieu le Père. Les éléments de la cène, le pain et le vin, représentent la prise de nourriture nécessaire à la vie. La sainte cène donne une nouvelle signification au verbe « recevoir » puisque, dans ce moment de communion, le croyant se souvient de tout ce qu’il reçoit. Cette célébration est aussi un acte de protestation contre « l’illusion de devoir tout produire soi-même et par ses propres moyens »[29]. La signification du culte par le biais du « faire mémoire » permet ainsi de résister à la banalisation de toutes choses.

Le culte ouvre sur la vie de l’Église, une vie devenue peu évidente, car au sortir de la « civilisation paroissiale » l’Église ne se trouve plus au milieu du village. Cette Église résulte de notre imaginaire : taillée à la mesure de nos attentes, cette Église se composerait de gens parfaits, n’expérimentant pas les contradictions inhérentes à chaque être humain. Supporterions-nous, dans les faits, une telle Église ? Cet idéal de perfection, avec ce qu’il suppose (cohérence absolue, gens lisses et sans défauts) ne deviendrait-il pas vite insupportable ? L’Église réelle, imparfaite, ne devient forte que lorsqu’elle connaît ses manquements, car alors elle sait combien il est urgent et nécessaire de s’en remettre vraiment à l’Esprit de Dieu.

L’Église n’est pas un laboratoire du Royaume de Dieu. L’avenir de l’Église doit se distinguer de l’avenir de l’Évangile. Les chrétiens doivent avoir le courage aujourd’hui d’assumer l’incertitude de la forme précise que prendra l’Église dans l’avenir, et d’imaginer des lieux de rencontre. Il faudra pourtant continuer de donner un visage social à l’Église, car les célébrations rituelles expriment de façon symbolique la valeur de ce que nous croyons[30]. A ce titre, le rite du baptême, qui marque l’appartenance du croyant au Christ et qui manifeste son entrée dans l’Église, est un signe décisif, qui peut et doit devenir le lieu de l’unité et de la reconnaissance réciproque des Églises.

Après avoir examiné ce qui fait le cœur de la célébration cultuelle des chrétiens, prenons la peine de considérer de quelle manière ceux-ci peuvent entrer en discussion avec ceux qui sont en recherche.

 

 

14 – Quelles sont les intentions des chrétiens face aux non-croyants ?

Il n’est pas exact de dire que les chrétiens n’attendent « rien » de ceux qu’ils rencontrent, car si tel était le cas, ils feraient preuve d’orgueil. Au contraire, aimer et respecter quelqu’un, c’est oser lui dire que l’on espère inaugurer un dialogue avec lui. Le discours sur le désintéressement est si éloigné de la réalité qu’il faut aujourd’hui l’amender en disant que les chrétiens souhaitent aussi vivre la réciprocité. Cette réciprocité prend corps dans le partage d’une découverte : celle de ne pas devoir être l’artisan de sa propre réussite, mais d’en être précisément libéré par la reconnaissance de l’action de Dieu dans sa vie.

Les chrétiens peuvent exprimer cette découverte de différentes manières. Dans cette perspective, il existe plusieurs façons de « se dire chrétien ». J’aimerais, dans ce paragraphe, dénombrer les principales formes que prend la proposition chrétienne lorsqu’elle est véhiculée par la parole. En d’autres termes, j’aimerais indiquer la place, mais aussi les limites de ce que l’on appelle le « témoignage chrétien ». Dans cette optique, trois aspects méritent d’être soulignés.

L’attestation croyante tout d’abord. L’entretien interpersonnel ou en groupes de discussion s’avère le plus adapté à cette forme de transmission. L’échange permet de dégager les points d’accord concernant la question de Dieu, et de débattre de la signification de cette interrogation pour chacun. Avant même de parler de Dieu, les interlocuteurs cherchent l’intérêt que peut prendre la question de la pertinence et de la crédibilité de l’offre chrétienne. La démarche de l’attestation croyante nécessite un patient chemin d’approche et passe nécessairement par une écoute active. L’enjeu est de permettre aux auditeurs de se raconter autour d’un thème religieux choisi, comme par exemple celui de l’amour des ennemis ou celui de savoir comment être chrétien et cadre dans une entreprise. L’attestation croyante présuppose un compagnonnage qui permet à autrui de voir comment les questions religieuses se posent pour lui. Le témoignage a pour finalité de permettre à l’auditeur de faire une expérience structurante : la confiance reçue et accordée. Cette communication sera « maïeutique » c’est-à-dire qu’elle sera centrée sur la manière dont l’auditeur pose les questions et sur ce qu’il peut apporter comment éléments de réponse. Dire la foi chrétienne présuppose donc que le témoin accepte de ne pas avoir la bonne réponse pour l’autre. Dans cette optique, l’attestation croyante se fera présence et utilisera de préférence un langage indirect, c'est-à-dire une communication qui permet de laisser l’autre être ce qu’il est pour penser son propre rapport au christianisme. Comme le dit très justement un théologien du XIXème siècle, Sören Kierkegaard, « le secret de la communication consiste à libérer l’autre »[31].

L’enseignement de l’héritage judéo-chrétien – compris ici dans sa dimension culturelle – se donne à lire comme une tâche prioritaire. Il s’avère en effet essentiel, tant pour la compréhension de la littérature, de l’architecture que de la musique, de comprendre les racines chrétiennes sous-jacentes à notre culture occidentale. Cet enseignement sera essentiellement d’ordre informatif. Notre pensée occidentale étant fascinée par la raison instrumentale, la question « à quoi cela sert-il ? » jaillira également dans ce contexte. L’enseignement religieux dans les écoles constitue un appel à prendre radicalement au sérieux cette question car, bien comprise, cette dernière se donne à entendre comme une demande de lien : comment l’élève ou l’étudiant peut-il relier cet héritage judéo-chrétien à ses autres savoirs ? Dans une société pluri-religieuse et pluri-culturelle comme la nôtre, cette information usera volontiers d’une méthode comparatiste. Ce type d’enseignement tendra vers la plus grande objectivité possible, en plaçant l’accent sur les moyens qui permettent à une religion d’être vivante, ainsi que sur les mécanismes qui, au contraire, l’entraînent vers des dérives fanatiques. Le but de cet enseignement étant de récolter et de permettre une interprétation nouvelle d’éléments religieux disparates flottant dans la culture ambiante.

Nous pouvons encore discerner un dernier mode de transmission, fort négligé aujourd’hui, à savoir celui de l’apprentissage par la vie cultuelle, dans lequel les personnes découvrent, en le réalisant, le sens que peut prendre une pratique chrétienne. Cet apprentissage, qui peut se faire dès le plus jeune âge, permet d’apprendre les rites et les symboles par le biais de la célébration. Hans Bernhard Kaufmann a sans doute raison d’écrire : « Laisser expérimenter et participer est plus important qu’éduquer et transmettre »[32]. Cette initiation liturgique est essentielle, car elle permet une approche globale du contenu et du sens de la vie chrétienne. La liturgie ouvre sur des registres qui touchent à l’ensemble de notre être : physique, émotionnel, sentimental et intellectuel. Ces registres sont d’ailleurs toujours liés les uns avec les autres. La participation cultuelle ouvre donc sur une forme d’apprentissage par le « faire » : c’est en chantant qu’on apprend à chanter ; c’est en apprenant à réciter communautairement le Notre Père qu’il deviendra nôtre. La liturgie présente un langage constitué de signes, de gestes et de symboles soigneusement agencés les uns avec les autres. Je défendrai ici l’idée qu’il n’est pas possible de traduire complètement le langage liturgique dans une sorte de français courant compréhensible par tous ; et les tentatives de « traduction » butent finalement sur ce qui est spécifiquement chrétien : comment dire aujourd’hui les mots « Dieu » ou « sainte cène » sans les affadir ? A l’inverse donc de l’attestation croyante, l’apprentissage de la vie cultuelle demande une volonté minimale d’apprendre une langue et des codes qui ne sont pas immédiatement familiers aux auditeurs.

Ce dernier aspect nous renvoie à la question spécifique de la transmission de la tradition chrétienne.

 

15 – Comment transmettre la tradition chrétienne ?

Le souci de ne pas brusquer autrui ne doit pas entraîner une négation de ce que nous sommes ni de ce que nous croyons. Les chrétiens sont appelés à vivre de leurs traditions. Celles-ci donnent à la vie annuelle une tonalité et une saveur particulières : à l’intérieur de la dislocation du temps qui caractérise notre époque, il est utile de poser des repères et des jalons. De plus, la célébration des traditions peut devenir l’occasion d’un échange avec ceux et celles qui nous sont proches et ne partagent pas forcément les valeurs chrétiennes.

Mais force est de reconnaître qu’il est difficile aujourd’hui de tenir à ses traditions et de les partager. Je choisis à dessein une fête qui voit les pratiquants et les non pratiquants se mélanger : la fête de Noël. Une journaliste du Temps, qui s’insurge avec raison que dans les classes d’école, les scènes de la nativité aient été supprimées et les sapins de Noël enlevés, écrivait les lignes suivantes dans un article intitulé « Noëllement correct » : « l’acte qui consiste à gommer les traits de notre culture marquée par le christianisme et d’en enlever les symboles les plus connus consiste en fait à un manque de respect vis-à-vis et des autres et de soi-même »[33]. Les traditions nous rendent un inestimable service, celui d’être le lieu d’une d’identification et d’un partage possible avec une religion vécue. Or la difficulté de notre contexte de communication tient précisément au fait que les traditions survivent comme des coutumes : on le fait, parce que cela s’est toujours fait. La coutume désigne en effet une « manière de faire à laquelle la plupart se conforment ». Elle indique donc des comportements et des pratiques, une façon commune d’agir dans un groupe social à un moment donné. La  tradition quant à elle évoque des idées, des croyances et des représentations, ainsi que leur transmission dans le temps. D’un côté donc, plutôt les activités communes en un même moment ; de l’autre, plutôt les idées conservées à travers la durée. Ainsi la coutume, quelle qu’elle soit, reste muette sur la signification des célébrations chrétiennes. La coutume peut se transformer au point que le sens premier est perdu, à commencer par le sapin qu’on installe chaque année, ou par les œufs que l’on cache à Pâques. Si ces différentes pratiquent permettent de garder une activité commune, il importe toutefois de leur redonner du sens.

Transmettre la tradition signifie donc intégrer dans sa vie une dimension large du temps en l’insérant dans une histoire, et en se percevant comme inscrits dans une lignée. Cette conscience généalogique s’avère structurante, car elle nous libère du poids illusoire de penser que l’on doit recommencer l’histoire à zéro et d’imaginer que tout dépend de nous pour l’avenir. Tout ne commence pas avec nous, de même que tout ne finit pas avec nous. Nous ne sommes ni les premiers ni les derniers dans la chaîne des êtres humains : « On demande à la génération présente […] d’être fidèle et ouverte. Fidèle à ce qui lui a été donné, sachant transmettre ce qu’elle a reçu de ses Pères. Et ouverte sur le monde de demain, ni figée et passéiste, ni prête à tous les abandons et renégate à force de vouloir être à la page, être comme on dit aujourd’hui “branchée” ou “câblée”, c’est-à-dire avide de suivre le mot d’ordre du jour qui, demain, sera vieilli, flétri, rejeté. »[34]

Comme l’indique cette citation, toute tradition se donne à comprendre comme une relecture : il n’y a pas de tradition possible sans renouveau. Pour vivre, une tradition nécessite des personnes qui l’incarnent : « Le recours à la tradition ou plutôt l’utilisation d’une façon ou de l’autre du matériel symbolique disponible dépendra toujours des acteurs sociaux et de ce qu’ils en attendent ou de ce qu’ils y trouvent. Ce n’est pas la tradition qui fait l’histoire : ce sont les hommes qui vivent dans la tradition et qui s’en servent »[35].

Comme l’argument de la tradition n’est plus pertinent pour tous, la question se pose de savoir si la foi chrétienne peut entrer en débat avec ceux qui campent en marge de ses traditions (soit que ceux-ci ne les aient pas reçues, soit qu’ils aient décidé de ne plus les suivre).

 

 

16 - La foi chrétienne a-t-elle des arguments ?

La foi rejoint-elle le domaine des goûts et des sentiments ? La foi ne se démontre pas, et les raisonnements les plus sophistiqués ne semblent pas pouvoir donner la foi. En ce sens, les croyants disent que la foi est un don de Dieu et non une connaissance acquise par les moyens de l’intelligence.

Mais une telle affirmation permet-elle de faire le tour du sujet ? Non, car si la foi est livrée au subjectivisme et à l’arbitraire, c'est-à-dire aux croyances et aux options personnelles, l’intérêt de se dire chrétien, juif ou musulman diminue grandement. L’appartenance revêt alors un caractère anecdotique, lié aux simples circonstances ou aux préférences personnelles. Les questions religieuses, comme le montre chaque jour l’actualité, ne peuvent être laissées à ceux qui prônent de façon irrationnelle leur bon droit, en déclarant être inspirés directement de Dieu. Seuls le discernement et la raison peuvent aider à faire des choix.

Une distinction technique permet d’avancer : il faut se préserver de confondre rationnel et raisonnable. La vérité religieuse n’est pas d’abord d’ordre rationnel, en ce sens qu’elle n’est pas démontrable ou prouvable. Certaines investigations scientifiques historiques relèvent de l’ordre de l’hypothèse scientifique que l’on peut prouver. La découverte des manuscrits de Qumrân ou ceux de Nag Hammadi a ainsi changé le regard des théologiens. En tant que langage et communication, la foi fait bel et bien partie du monde du raisonnable ; l’on doit pouvoir argumenter à son sujet.

La discussion et la recherche d’arguments raisonnables permettent aux interlocuteurs d’être concernés eux aussi par le message de l’Evangile qui doit demeurer plausible. Et cela devient possible dans la discussion en entrant dans le registre de l’argumentation : « L’argumentation a pour objectif de convaincre. De nombreuses situations de communication ont en effet pour but de proposer et, éventuellement, d’obtenir d’un public qu’il adopte tel comportement ou qu’il partage telle opinion. L’acte de convaincre est important car il est un pas vers un lien social partagé et non imposé »[36]. Le christianisme se présente comme une nouvelle manière de se comprendre – impliquant des choix éthiques particuliers –, il est naturel que l’on débatte à son sujet. Le christianisme ne se veut pas une religion pour un groupe de personnes possédant un savoir particulier. Sur ce point, il se démarque de la gnose qui distille un savoir pour ses seuls initiés. L’offre chrétienne se veut au contraire publique, et les chrétiens sont appelés à prendre part aux débats de société. Ces débats sont le lieu de discussions et de choix raisonnables. Il ne s’agit pas de confondre les différents ordres de vérité : le chrétien apportera son point de vue sur les questions éthiques et les choix politiques, mais en tenant pleinement compte des avancées des autres sciences. Vivant dans le monde, il s’y insère aussi par la raison partagée qui lui permet de communiquer avec d’autres. Par exemple, comme tout un chacun, le chrétien est confronté aux questions de comptabilité. Mais il n’y a pas une manière chrétienne de faire de la comptabilité. Il existe par contre sans doute une manière chrétienne de participer à une politique financière.

Aujourd’hui, l’argumentation raisonnable est occultée au profit du règne de l’évidence. La communication (celle qui vise à l’adhésion à des croyances et à un groupement religieux n’y échappe pas), le règne de la séduction et de la conquête par une ambiance émotionnelle semblent prédominants. L’argumentation se donne cependant comme la seule voie alternative et non violente à l’endoctrinement religieux. Les autres voies, comme celles de la contrainte ou de la parole manipulée, ne devraient pas entrer en ligne de compte pour une défense du christianisme digne de ce nom. Le chemin de l’argumentation implique d’emprunter la voie lente de la patience. C’est un choix difficile car il ouvre aux contre-questions, aux doutes et aux contestations. Il est donc plus coûteux en énergie que celui de la manipulation et de la séduction. Comment alors se dire chrétien sans tomber dans ces types de communication ?


17 – Comment se dire chrétien sans faire de propagande ?

Pour parler de la propagande religieuse chrétienne, le terme de « prosélytisme » est souvent employé. Qu’est-ce que le prosélytisme ? Le mot paraît savant, mais la réalité qu’il recouvre est largement connue.

Un prosélyte désignait un converti au judaïsme ou, plus précisément, « celui qui s’ajoute à une communauté locale »[37]. Ce mot revêt de nos jours une signification péjorative : le prosélytisme définit la propagande religieuse mise sur pied par le zèle excessif des nouveaux convertis. Ces derniers veulent absolument entraîner ceux qu’ils rencontrent, que ce soit dans la rue ou chez eux, pour en faire de nouveaux adeptes. Ainsi compris, le prosélytisme se présente comme une propagande religieuse. Considérons ce point plus avant.

La propagande religieuse, qui définit ici le prosélytisme, se distingue par les traits suivants.

Elle se caractérise tout d’abord par le non-respect de la liberté de la personne. La pression, exercée par l’utilisation d’arguments qui engendrent des peurs irrationnelles, est condamnable. Tel est le cas lorsque des chrétiens, au nom d’injonctions bibliques pour le respect de la vie, luttent par exemple contre l’avortement (ce qui constitue en soi une position qui mérite un grand respect) en frappant les esprits par des « images-choc » ou en dénonçant les médecins qui le pratiquent comme des criminels. Cet exemple nous permet de relever un premier mécanisme de la propagande religieuse, à savoir l’usage de la manipulation par les affects. La propagande religieuse (et donc, en ce sens, le prosélytisme) provoque un amalgame affectif. Nul ne peut en effet rester indifférent devant la question de la vie et de la mort d’un enfant.

La deuxième caractéristique de la propagande religieuse est la vision trop claire – et donc souvent binaire – de la réalité qu’elle offre. Le monde se scinde en deux : les convaincus et les autres, les convertis et les autres, ceux qui ont la foi et ceux qui ne l’ont pas, etc. Cette manipulation cognitive (qui touche à la connaissance) permet à ceux qui cherchent des repères de trouver des cadres sécurisants qui leur permettent de sortir du dilemme des choix inhérents à la liberté.

Le fait de présenter les éléments qui composent la vie quotidienne de cette manière, impose une vision partielle qui gomme les incertitudes liées à la complexité de la réalité. Gommer cette complexité présente quelque avantage ; elle permet notamment d’évacuer l’angoisse liée au doute et à la quête de la vérité. L’exemple le plus frappant est donné par l’usage massif qui est fait des versets et des citations bibliques, élevés au rang de « vérités intangibles ». La volonté de comprendre, les doutes ou les interrogations apparaissent comme autant de manques de foi, hautement condamnables. Le slogan tend alors à remplacer le travail d’interprétation, pourtant nécessaire à la compréhension des textes bibliques.

La troisième caractéristique de la propagande religieuse consiste à recourir à une autorité d’autant plus intouchable et plus inflexible qu’elle est décrite comme venant de Dieu. Le charisme personnel (et nul doute que nombre de leaders religieux en sont pourvus) s’identifie outrageusement à la volonté de Dieu. La personnalité du conducteur spirituel devient alors toute-puissante, au lieu de renvoyer au contrôle et au discernement communautaires. Ce point est particulièrement repérable quand le leader religieux pénètre dans la sphère de la vie sentimentale et privée de l’individu. A ce moment-là, le leader « sait ce qui est bon pour autrui », et cette connaissance va même jusqu’à savoir mieux que la personne elle-même quels sont ses propres besoins.

La quatrième caractéristique réside dans l’aspect fusionnel que recèle la propagande religieuse. Plusieurs études montrent qu’un individu, placé dans certaines conditions de vie de groupe, est pris au piège de la séduction par une personne ou une ambiance. La répétition inlassable d’un message simple et direct crée un climat favorable à l’adhésion et à la confession forcées. La manipulation se caractérise par le fait que les personnes qui sont manipulées ne se rendent plus compte qu’elles le sont.

Le cinquième et dernier aspect de la propagande religieuse réside dans le fait que celle-ci s’appuie sur des sentiments réactifs, voire sur du ressentiment. La définition de son identité se fait sur le mode démarcatif, à l’encontre de la société ou de certains groupes religieux[38].

Les mécanismes de la propagande religieuse combinent de fait habilement la manipulation émotionnelle et cognitive avec les principes de dénonciation. Or nul ne peut prétendre avoir un accès direct à la volonté de Dieu ; nul ne peut prétendre connaître le cœur d’autrui et mesurer son degré de foi. La propagande religieuse doit être combattue au nom de motifs qui tiennent à la proposition chrétienne elle-même. La vérité chrétienne ne se présente pas comme une sorte de « prêt-à-penser » et à croire. La vérité chrétienne, comme toute vérité existentielle, demande à être appropriée, c’est-à-dire comprise, assimilée, intégrée par une personne ; en ce sens, elle demande à être testée.


18 – Peut-on être chrétien et tolérant ?

La tolérance absolue est un leurre. Il existe des actes et des attitudes intolérables, et ces derniers doivent être dénoncés et sanctionnés comme tels (quand cela est possible).

Il est plus facile d’écrire qu’il faut récuser le fanatisme plutôt que de s’y opposer dans les faits. Prenons acte que le fanatique ne tient plus compte ni d’autrui ni de la réalité. L’aveuglement caractérise le fanatique. Insensible aux dangers de la mission et aux dégâts que celle-ci peut produire, il ne voit plus rien ni personne. Aveuglé par sa cause, le fanatique est aussi sourd : il n’entend ni sa conscience ni autrui.

Dans notre contexte, le débat sur la tolérance recouvre, à vrai dire, un débat piégé, précisément parce qu’il se sert du fanatisme pour refuser toute affirmation religieuse. Prenant appui sur l’intransigeance de certains télévangélistes, la majorité de nos contemporains sont en effet devenus réticents face à toute expression de conviction. Cette réticence prend le masque de la « pseudo-tolérance ». Cette dernière prône une « ouverture tous azimuts » et elle peine à entrer en matière sur les spécificités de chaque religion et sur la reconnaissance des divers courants qui traversent les familles religieuses.

Cette « pseudo-tolérance » ouvre sur une nouvelle forme de religion que j’appelle la « religion du plus petit dénominateur commun ». Cette nouvelle forme de religion cherche autour de la philosophie et des pratiques du développement personnel l’épanouissement de soi, l’harmonie autour de valeurs telles que l’amour ou la paix. A force d’être employés, ces termes sont devenus des « mots-valises »[39] dans lesquels chacun met ses propres bagages. Ces valeurs et l’idée qui commande cette nouvelle religiosité méritent toutefois le respect. Le caractère abstrait de ce nouveau consensus n’est que de surface puisqu’il est obtenu par une harmonie décrétée, disqualifiant du coup tout débat sur la pluralité des croyances et des pratiques. Dans une interview parue dans le Figaro Magazine, Jean Arnold de Clermont note avec raison qu’on « tolère ce qu’on ne peut rejeter ou récuser ». Il propose alors de remplacer le mot « tolérance » par celui de « respect »[40]. Le chrétien essaiera donc d’être tolérant et respectueux. Or le respect n’est pas inné, mais s’acquiert au contraire dans une patiente confrontation à ce qui dérange. Ce respect est inhérent à la confession de foi chrétienne ; il rejoint la règle d’or de l’amour du prochain tel que celui-ci se trouve formulé dans un livre biblique (Lév 19,18b), dont je cite ici une traduction inédite proposée par Gilbert Vincent : « Ainsi tu aimeras ton prochain [lui] qui est semblable à toi »[41].


19 - Quel peut-être un comportement chrétien ?

Avant d’être un comportement dicté et prescrit, la foi est avant tout une attitude fondamentale : la foi chrétienne se donne à saisir comme une manière de vivre susceptible d’un apprentissage. Cette manière de vivre est centrée sur l’espérance de la transformation par Dieu des personnes et d’une société donnée. Elle traduit une certaine lecture de la réalité en actes.

Cette formulation appelle quelques commentaires. D’abord, en parlant de « manière de vivre », j’aimerais souligner que la proposition chrétienne n’offre pas une théorie dont les rouages seraient bien rodés. L’exercice de la foi chrétienne, autrement dit de la confiance en Dieu mais aussi en autrui, résulte d’abord d’une pratique, qui demande à être testée et éprouvée tout au long de sa vie. A ce titre, il est inadéquat de dire « j’ai la foi », d’abord parce que cette dernière n’indique pas une possession dont je puis disposer, et ensuite parce que cette foi demande justement à s’exercer dans les circonstances changeantes de la vie.

La foi chrétienne peut se lire comme un mouvement de la personne tout entière, mouvement qui se définit lui-même comme une délivrance de la tentative illusoire de croire que l’on peut et que l’on doit tout faire soi-même. A ce titre, la foi chrétienne permet une juste évaluation de soi-même : elle délivre de l’illusion de croire que tout dépend de nous.

A l’inverse, la foi se veut aussi délivrance de la dévaluation de soi-même qui tombe dans le sentiment d’impuissance qui, lui, imagine que rien ne dépend de nous.

L’attitude chrétienne permet de départager ce qui relève de notre responsabilité et ce qui échappe à notre contrôle : chaque situation comporte des paramètres sur lesquels la meilleure des volontés n’a pas d’emprise. Le nécessaire consentement est une confiance dans les événements et en autrui, et n’a rien à voir avec le laisser-aller ou avec l’indifférence.

La foi chrétienne se donne à lire comme une attitude, une disposition intérieure d’ouverture aux événements extérieurs, pour partie imprévus, qui jalonnent notre vie. Elle est une manière de vivre qui conjugue la reconnaissance de ce que nous avons reçu et le nécessaire lâcher-prise. La reconnaissance de ce que nous sommes passe par la reconnaissance de ce que nous avons reçu, et donc par la conscience de notre dépendance à l’égard d’autrui.

Pour les croyants, tout est don, y compris la volonté. C’est la raison pour laquelle il est important de ne pas confondre la grâce et la foi. La grâce souligne le don immérité de Dieu. La foi souligne ce moment durant lequel le croyant répond à la grâce de Dieu.

L’acceptation de recevoir constitue l’élément premier, véritablement fondateur qui ouvre à la relation à Dieu et à la relation avec les autres. Il n’est possible de recevoir que d’un autre. De plus, on ne peut recevoir que si l’on accepte ce qui est différent de soi. En ce sens, le christianisme parle de « libération intérieure » : accepter de recevoir revient à accepter le fait que l’être humain ne peut vivre en autarcie, en se suffisant à lui-même.

L’attitude chrétienne relève aussi pour partie de l’ordre de l’apprentissage. Ce point heurte de plein fouet l’idée que la foi est un sentiment ou une émotion. Sans doute, la foi est-elle aussi sentiment de confiance, mais elle est autre chose et surtout plus que cela. Elle dépasse ce que nous ressentons. Elle se définit d’abord comme une nécessité, en ce sens qu’elle a le courage d’affronter les incertitudes de la vie. Ce courage n’est pas donné immédiatement, il équivaut souvent à une peur surmontée.

La foi est ainsi toujours risque assumé. Elle comporte cette idée de bond, de saut, de pari, et nulle garantie ne parviendra à lui enlever cette part de risque. La foi se fortifiera en s’exposant. Cela signifie que la force vient lorsque la foi chrétienne se met au risque de sa pratique, qu’elle tente le partage des convictions, et qu’elle s’exerce à l’amour désintéressé. En d’autres termes, la foi ne devient forte qu’en se mettant à l’épreuve dans une action, même fragmentaire et imparfaite. La pratique chrétienne nécessite en effet des tentatives effectives, même si ces dernières restent toujours marquées par l’essai et par d’inévitables maladresses.


20 – Peut-on être chrétien et vivre pleinement l’aventure du XXIème siècle ?

Les chrétiens emploient le terme de « Révélation » pour signifier que la société dans laquelle ils vivent n’est pas à fuir, puisqu’elle est habitée par la présence cachée de Dieu. La révélation concerne tout un chacun, à condition que celui-ci y prête attention. Le chrétien adhère pleinement au monde. Il vit pleinement l’histoire à la fois exaltante et tourmentée des êtres humains.

Pleinement du monde, le chrétien ne se laisse pourtant pas submerger par tout ce qui arrive dans le monde et dans la société. Il est appelé à orienter son action de concert avec les autres, selon la vie et l’œuvre du Dieu qu’il confesse et dont il reconnaît la présence agissante. Si le chrétien s’assimile à la société dans laquelle il vit, il ne se conforme toutefois pas tout à fait aux modes et aux idéologies dominantes. En effet, être chrétien n’équivaut pas à se considérer comme un être spécial, encore moins comme un esprit supérieur. Le chrétien reçoit les références à l’aune desquelles il oriente sa vie et son action. Cette réception explique le fait par exemple que le chrétien prenne de la distance face à certaines valeurs qui ont cours aujourd’hui, telles que le « culte de la performance »[42] ou « la tyrannie du plaisir »[43].

Le chrétien peut pleinement adhérer au monde. Prenant appui sur un message relatif à Dieu, il cherche à vivre son action selon d’autres valeurs, telles que la recherche de l’équité, la non-violence ou encore la droiture. Ce message refuse que les chrétiens s’isolent dans leur spécificité : minoritaires de fait dans la société, ceux-ci ne s’intègrent pas moins à une société universelle de droit. Existe-t-il alors une manière particulière de « vivre en chrétien » ?

Les communautés monacales nous invitent à répondre tout d’abord par l’affirmative à cette question. Ces lieux de recueillement et de travail balisent des espaces particuliers dans notre société. Ceux et celles qui y demeurent attestent par là leur attachement au Christ et témoignent du désir de se conformer à la radicalité de l’Évangile, en vivant une existence ponctuée par la prière et l’accueil des autres. Par leur présence, ces communautés représentent des lieux qui contestent à leur manière les valeurs prédominantes d’aujourd’hui. De plus, ces communautés répondent à un besoin réel de ressourcement.

Mais qu’en est-il de toutes les personnes – dont je fais partie – qui ont choisi de vivre leur vie selon le mode séculier, c'est-à-dire en ne se distinguant en rien d’un citoyen ordinaire ? Du point de vue séculier, il faut reconnaître que les chrétiens ne se démarquent pas des autres êtres humains ; ils sont invités à œuvrer dans ce monde en prenant leurs responsabilités à l’instar de tous.

Par ailleurs, il faut reconnaître également qu’il existe des attitudes, de la part de personnes qui se déclarent agnostiques ou athées, qui forcent le respect. Je pense notamment aux délégués des organisations non gouvernementales, qui oeuvrent dans les pays en voie de développement ou dans le quart-monde. Ces personnes défendent, sans le savoir ou sans forcément adhérer à la source qui les fondent, des valeurs prônées par le christianisme. A l’inverse, on ne peut passer sous silence le fait que des chrétiens se comportent parfois de façon intolérable. Ce double constat renvoie à un constat théologique fortement souligné par la tradition réformée : la signification dernière de nos vies nous échappe ; elle constitue une énigme. Nul ne peut juger de la valeur d’une vie.

La spécificité de la manière de vivre chrétienne se donne à saisir dans les références retenues, qui confèrent du sens à l’action profane dans la société. Le christianisme ouvre sur une éthique du présent : le défi qui incombe aux chrétiens, ancrés dans l’espérance,  peut se définir comme le choix d’entrer dans un compagnonnage avec les hommes et les femmes de notre temps. « Le monde n’est pas seulement pour les chrétiens le lieu des fausses valeurs, il est aussi l’instrument pour l’acquisition des vraies. »[44] Cette transformation de la société comprise en termes de « réforme » et non de « révolution » peut se mener au nom de l’espérance.

L’originalité chrétienne se joue en effet dans la capacité de vivre pleinement le présent en l’éclairant par la dimension de l’espérance, autrement dit par ce qui n’a pas encore eu lieu, et par ce qui sollicite justement notre foi. La force du christianisme réside dans le fait que le futur est ouvert. Et pour parler du futur ouvert, il s’avère préférable de parler d’avenir. Le futur désigne en effet ce qui est nécessaire, indépendant de notre volonté, comme par exemple le vieillissement et la mort. Mais, paradoxalement, le futur ne désigne pas seulement une fatalité ; il est marqué par l’avenir, c'est-à-dire par ce que nous sommes capables de construire au sein des possibilités qui nous limitent. Le futur désigne donc cette ligne sur laquelle s’inscrira le devenir. Pour expliciter cette dernière affirmation, prenons un exemple : nous dirons de l’arbre qu’il a un futur, son devenir est déterminé par les pouvoirs qui s’exercent sur lui, tel que celui d’un orage qui peut le détruire. A la différence de l’arbre, l’être humain possède un avenir : celui-ci se caractérise par un espace qui s’ouvre devant lui, espace dans lequel sa créativité peut rencontrer celle des autres pour bâtir quelque chose ensemble[45].

Le christianisme nous invite à demeurer dans l’horizon de l’espérance, qui se formule de pair avec le « Royaume de Dieu ». Le théologien allemand Dietrich Bonhoeffer résumait cela admirablement, lorsqu’il affirmait en 1932 : « Seul peut croire au Royaume de Dieu celui qui aime, tout d’une haleine, la terre et Dieu »[46].


21 – Qui ose devenir chrétien ?

C’est à dessein que je déroge ici à la règle qui consiste à reprendre la dernière question telle qu’elle se formule sur la page de couverture. J’aimerais pourtant en garder l’intention éditoriale et offrir au lecteur et à la lectrice une sorte de récapitulatif du cheminement parcouru.

S’il fallait condenser un motif traduisant l’originalité du christianisme, j’emploierais sans conteste celle du franchissement des frontières[47].

D’un point de vue théologique tout d’abord, je rappellerais que le Dieu des chrétiens ne se laisse pas enfermer dans des frontières particulières. Il franchit les barrières de langues, de cultures, de traditions et de sexes. Ce Dieu qui se « fait tout à tous » se situe hors des frontières de notre entendement, et nul ne peut le « capter » pour le « maîtriser » et le modeler à souhait. Ce Dieu « Tout Autre » est confessé par les chrétiens comme un Dieu qui franchit la frontière, en rejoignant les êtres humains et en établissant une alliance avec eux. Le christianisme commence par ce franchissement imprévu de la frontière entre le divin et l’humain : Dieu prend l’initiative de venir au cœur de l’humanité. Une des plus anciennes hymnes chrétiennes, reprise dans la lettre de Paul à la communauté de Philippe, l’exprime de façon poétique : Jésus-Christ « lui qui est de condition divine n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu. Mais il s’est dépouillé, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes, et, reconnu à son aspect comme un homme, il s’est abaissé »[48]. Dieu franchit les frontières : il ne caractérise pas ce Dieu impassible et oisif, indifférent au sort des êtres humains. Passionné, Dieu se remet inlassablement en quête de ses créatures. Le croyant croit également que Dieu, en tant que créateur, franchit jusqu’à la limite de la mort, pour se rendre présent et accompagner l’humain, de manière cachée mais vivante.

D’un point de vue anthropologique ensuite, je soulignerais que la conscience croyante est elle aussi en devenir, en recherche de ce Dieu qui s’est approché de l’humanité. Ce verbe « devenir » s’avère donc essentiel tant au message qu’à la manière d’être et de se dire chrétien, car la foi ne se qualifie ni comme une crispation ni, encore moins, comme un enfermement dans son propre territoire. Loin d’être installé une fois pour toutes dans sa foi, le croyant sait que les événements qui jalonnent sa vie, les rencontres qu’il effectue, les encouragements qu’il reçoit et les critiques dont il fait l’objet sont le lieu où il s’exerce au devenir chrétien. La vie chrétienne se définit ainsi comme une aventure spirituelle que le croyant est invité à effectuer. Dans cette aventure, il se laisse transformer, métamorphoser par le Dieu qui l’appelle à « devenir son image ». Ce qui est vrai pour les croyants l’est tout autant pour la communauté croyante qui fait l’expérience d’une Église en pérégrination, c'est-à-dire qui n’a pas encore atteint le but de sa marche.

D’un point de vue de la communication adéquate, le motif du franchissement des frontières se révèle parlant, dans la mesure où celui-ci permet de distinguer les attitudes adaptées à la transmission du message chrétien de celles qui s’avèrent contre-productives. Celui qui, par sa présence, ses paroles ou ses actes dira sa foi, acceptera d’abord l’existence de frontières et de barrières. Il respectera l’espace dont autrui a besoin pour accomplir lui-même son propre chemin. Il acceptera aussi que dans la communication, le règne de la transparence n’existe pas, et qu’en religion comme ailleurs, franchir les barrières des langues et des cultures demande un effort d’adaptation et de traduction. Le croyant aussi s’abstiendra de franchir les frontières d’autrui en vainqueur, guidé par une stratégie de conquête. Il se réjouira de ses succès, mais ne s’en glorifiera pas. Il sera certainement affecté pas ses échecs, mais ne se laissera pas terrasser par eux. Succès ou échecs, en définitive, ne lui appartiennent que dans la mesure où il pourra en faire des lieux d’apprentissage du « devenir chrétien ».

D’un point de vue psychologique, le croyant est appelé à franchir la frontière souvent paralysante de la peur. Il devient nécessaire de ne pas taire Dieu. Dans le « devenir chrétien », une force de persuasion est donnée aux chrétiens. Le Nouveau Testament l’atteste déjà par le terme presque intraduisible de « parésia », c'est-à-dire du signe d’une liberté qui permet de parler, de s’exprimer au-delà des contraintes ou des censures[49]. Cette confiance et cette assurance transmettent une donnée fondamentale du christianisme, à savoir que l’Évangile est d’abord et avant tout promesse.


Quelles sont les questions ?

Qui est l’auteur ?. 2

Introduction. 3

1 – A chacun ses croyances ?. 5

2 – Qu’est-ce qu’une expérience religieuse ?. 7

3 – Est-il vrai que « nous avons tous le même bon Dieu » ?......................................................9

4 – Qui est le Dieu des chrétiens ?. 11

5 – Jésus-Christ est-il le seul chemin ou un chemin parmi d’autres ?. 13

6 – Comment se dire chrétien à l’heure du pluralisme religieux ?. 16

7 – Quel regard le christianisme porte-t-il sur l’être humain ?. 18

8 – De quoi avons-nous besoin d’être sauvés ?. 20

9 – Christ est-il un modèle pour le croyant ?. 22

10 – Quelle est l’autorité du témoignage chrétien?. 23

11 – Les chrétiens sont-ils libres ?. 25

12 – Une lueur d’espoir : que dire face au mal et à la souffrance ?. 26

13 – Comment définir la « célébration » des chrétiens ?. 28

14 – Quelles sont les intentions des chrétiens face aux non croyants ?. 30

15 – Comment transmettre la tradition chrétienne ?. 32

16 - La foi chrétienne a-t-elle des arguments ?. 34

17 – Comment se dire chrétien sans faire de propagande ?. 36

18 – Peut-on être chrétien et tolérant ?. 38

19 - Quel peut-être un comportement chrétien ?. 39

20 – Peut-on être chrétien et vivre pleinement l’aventure du XXIème siècle ?. 41

21 – Qui ose devenir chrétien ?. 43

Quelles sont les questions ?. 45

 

[1] Enzo Bianchi, La saveur oubliée de l’Evangile, Paris, Presses de la Renaissance, 2001.

[2] Albert Camus interviewé par E. Simon, in : Émile Simon, La Reine du Caire, 1948, cité dans Les Écrits politiques, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais 305 », 1950, p. 182.

[3] Dans ce qui suit, je m’inspire librement de l’ouvrage suivant : Gabriel Marcel, Essai de philosophie concrète, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais 350 », 1999 (1940).

[4] Paul Ricœur, « Croyance », in Encyclopaedia Universalis, Paris, Encyclopaedia Universalis France, 1990, p. 870.

[5] Jean-Claude Guillebaud, La force de conviction, Paris, Seuil, 2005. En particulier les p. 261-282.

[6] Ronald David Laing, La Politique de l’expérience : essai sur l’aliénation, trad. Claude Elsen, Paris, Stock, 1980 (1969), p. 10.

[7] Gerd Theissen, Argumente für einen kritischen Glauben oder Was hält der Religionskritik Stand ?, München, Chr. Kaiser Verlag, « Theologische Existenz heute 202 », 1978.

[8] Michel Meslin, L’expérience humaine du divin : fondements d’une anthropologie religieuse, Paris, Cerf, 1988.

[9] Cf. à ce sujet Christian Duquoc, Jésus homme libre : esquisse d’une christologie, Paris, Cerf, 1990 (1973).

[10] Ibid. p. 91.

[11] Voir à ce sujet Enzo Bianchi, La saveur oubliée de l’Evangile, op. cit.

[12] Jean 14,6. Les citations bibliques sont issues de la Traduction œcuménique de la Bible [TOB], édition intégrale, Paris / Pierrefitte, Cerf / Société biblique française, 1988.

[13] Exode 3,14 (TOB).

[14] Cf. à ce sujet Henri De Lubac, Le Fondement théologique des missions, Paris, Seuil, 1946, p. 71.

[15] Karl Rahner, « Das Christentum und die nichtchristlichen Religionen », in : Schriften zur Theologie V, Einsiedeln, Benziger, 2. Auflage, 1964.

[16] « 1re thèse » de Karl Rahner, cité et trad. par : Michel Fédou, Les religions selon la foi chrétienne, Paris, Cerf / Médiaspaul, 1996, p. 73.

[17] « 3e thèse » de Karl Rahner, ibid.

[18] Hans Küng, Être chrétien, trad. Henri Rochais et André Metzger, Paris, Seuil, 1978 [1974], p. 101.

[19] André Gounelle, Parler du Christ, Paris, Van Dieren, Coll. « Foyer de l’âme », 2003, p. 41.

[20] Jacques Derrida, De l’hospitalité / Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre, Paris, Calman-Lévy, coll. « Petite bibliothèque des idées », 1997.

[21] Romains 7,15-20 (TOB).

[22] Jean-François Astié éd., Esprit d’Alexandre Vinet : pensées et réflexions extraites de tous ses ouvrages et de quelques manuscrits inédits, vol. 1, Paris / Genève, Sandoz et Fischbacher / Ramboz et Schuchardt, 1876, p. 87.

[23] Michel Bouttier, Mots de passe, Paris, Cerf, 1993, p. 143.

[24] Le catéchisme de Heidelberg, trad. Jean-Jacques von Allmen, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1963, p. 11.

[25] François Bovon, « Vivre dans la liberté selon le Nouveau Testament », in Bulletin du Centre Protestant d’Études 23/1, Genève, février 1971.

[26] Cf. à ce sujet le titre de l’ouvrage de Georges Auzou, Le don d’une conquête, Paris, Ed. de l’Orante, coll. « Connaissance de la Bible », 1961.

[27] Paul Ricœur, Le mal : un défi à la philosophie et à la théologie, Genève, Labor et Fides, coll. « Autres temps », 1996.

[28] 1 Co 11, 24 (TOB)

[29] Hans Weder, “Le souvenir évangélique”, in Daniel Marguerat et Jean Zumstein, La mémoire et le temps: mélanges offerts à Pierre Bonnard, Genève, Labor et Fides, 1991, p. 42.

[30] Voir Joseph Moingt, « Que pouvons-nous espérer ? », Bulletin du Centre Protestant d’Études 52/1, Genève, mai 2000.

[31] Sören Kierkegaard, Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques, in Œuvres Complètes vol. 10, Paris, éd. de l’Orante, 1977, p. 71.

[32] Hans Bernhard Kaufmann, « Zum Verhältnis pädagogischen und theologischen Denken », in Elsbe Gossmann et Hans Bernhard Kaufmann (éd.), Forum Gemeindepädagogik : eine Zwischenbilanz, Münster, 1987, p. 33.

[33] Patricia Briel, « Noëllement correct », Le Temps, Genève, 24-26 décembre 2004.

[34] Robert Martin-Achard, Le temps de la mémoire. L’avenir se nourrit du passé, Poliez-le-Grand, Editions du Moulin SA, 1998, p. 65-66.

[35] H. Hatzfeld, Les racines de la religion : tradition, rituel, valeurs, Paris, Seuil, coll. « Esprit », 1993, p. 177-187.

[36] Philippe Breton, L’argumentation dans la communication, Paris, Ed. la Découverte, coll. « Repères », 2003, p. 3.

[37] Jacques Gadille, « Prosélytisme », in Association Francophone Œcuménique de Missiologie, Dictionnaire œcuménique de missiologie. Cents mots pour la mission, Paris / Genève / Yaoundé, Cerf / Labor et Fides / Clé, Théologie de la mission, 2001, p. 283.

[38] Philippe Breton, La parole manipulée, Paris, Ed. La Découverte, 2004.

[39]  L’expression est de Philippe Breton, L’argumentation dans la communication op. cit.

[40] Figaro Magazine 1340, 1er juillet 2006.

[41] Gilbert Vincent, « Tu aimeras ton prochain comme toi-même (Lév 19,18b) », Études Théologiques et Religieuses 2006/1, p. 95-113.

[42] Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1991.

[43] Jean-Claude Guillebaud, La tyrannie du plaisir, Paris, Seuil, 1998.

[44] Henri Irénée Marrou, A Diognète : introduction, édition critique, traduction et commentaire, Paris, Cerf, coll. « Sources chrétiennes 33bis », 1965, p. 138.

[45] Exemple repris de Christian Alexandre, Oser des projets, Paris, Ed. L’Atelier, 1996, p. 23.

[46] Cité par Jürgen Moltmann, Un nouveau style de vie : renouveau de la communauté, trad. Pierre Jundt, Paris, Centurion, 1984 [1977], p. 41.

[47] Henning Luther, « “Grenze” als Thema und Problem der praktischen Theologie: Überlegungen zum Religionsverständnis », in Henning Luther (éd) Religion und Alltag: Bausteine zu einer praktischen Theologie des Subjekts, Stuttgart, Radius-Verlag, 1992, p. 45-60.

[48] Philippiens 2,6-8a (TOB).

[49] Michel Bouttier, Mots de passe, op. cit., p. 22.

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