Un commentaire des thèses de Walter Benjamin
Les attentes messianiques et l'ange de l'histoire
I. Que pouvons-nous espérer ?
Nous avons perdu le sens de l’avenir entendu comme espérance, croyance, messianisme ou, plus simplement, vision et conquête. Notre horizon temporel ne se projette guère au-delà de deux ans, ce qui est ridicule, et n’inclut rien, ou presque, d’immatériel[1].
La question de la confiance en l’avenir, et singulièrement d’une promesse en un avenir collectif, semble aujourd’hui bien entamée. Cela ne veut pas dire que les interrogations touchant le futur ne taraudent pas nos contemporains. Les jeux vidéo reprennent les thèmes eschatologiques[2] et imaginent même la survie des humains après la catastrophe écologique et nucléaire finale. Les thèmes apocalyptiques sont présents chez bien de nos contemporains. La conscience des limites de l’agir humain instille en outre souvent un déterminisme secret. Ce dernier susurre que notre agir ne changera pas grand-chose. Il faut avouer que ce sentiment est nourri par le fait que le monde est devenu à la fois plus universel et plus complexe.
Les lignes qui suivent sont consacrées à l’avenir du "monde" compris ici comme le milieu aménagé par les êtres humains, mais aussi comme le lieu cosmique, historique et social où nous déployons nos expériences en tentant de les comprendre et de les interpréter. Que pouvons-nous espérer au point que notre vie en dépende ? Paraphrasant Dietrich Bonhoeffer, la question de la foi en l’avenir se fait plus radicale si nous la mesurons à l’aune de ce qui nous fait vraiment vivre et espérer. En particulier, quel crédit peut être attribué à l’espérance religieuse et aux promesses qu’elle contient ? Cet article a pour objet premier le devenir historique commun. Il ne traite donc pas de l’avenir singulier de chacun et de chacune d’entre nous après la mort, avenir qui se décline, en christianisme, comme foi en la résurrection des morts. Qu’en est-il des promesses chrétiennes qui traduisent l’espérance de la venue de Jésus le Christ pour l’ensemble de l’humanité et du monde créé ? Nous savons que le terme Christ est la transcription du vocable hébreu "Messie" qui nous vient de l’Ancien Testament. Autrement dit, quelles sont nos attentes messianiques ?
Dans ce contexte, j’ai découvert l’œuvre de Walter Benjamin et en particulier Les thèses sur le concept de l’histoire[3]. De façon originale, ces Thèses croisent le thème de l’attente messianique juive avec celui du matérialisme historique.
Cette reprise peut surprendre. Pourquoi relire ces thèses alors que je suis explicitement attaché à la tradition judéo-chrétienne et que la mise en œuvre du marxisme au xxe siècle a été synonyme de catastrophe ? D’abord parce que la vie et l’œuvre de Walter Benjamin m’ont fasciné. Le lecteur que je suis s’est attaché à cette vie d’exil et d’errance. Né à Berlin le 15 juillet 1892, ce philosophe va sillonner toute l’Europe et séjournera en particulier à Paris et à Moscou, mais aussi dans des pays comme le Danemark ou la Suisse. Walter Benjamin fit partie de l’intelligentsia juive[4] qui fut contrainte au voyage permanent. Il s’est exilé en France en 1933 et a été déchu de sa nationalité allemande dès 1939. Du point de vue intellectuel, il mena une intense activité de critique littéraire, de journaliste, d’interprète des médias et de philosophe, mais aussi de traducteur. On lui doit une traduction des œuvres de Charles Baudelaire et de Marcel Proust. Comme critique littéraire, il montre une rare acribie ; il donne notamment des interprétations originales des écrits de Franz Kafka, de Johann W. von Goethe et de Friedrich Hölderlin. Il publia dans de nombreux journaux, notamment dans la Literarische Welt et dans la Frankfurter Zeitung. Son œuvre maîtresse s’intitule L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Comme philosophe, il livre d’importants textes sur la tâche du traducteur, sur la critique de la violence, sur le drame baroque et sur l’histoire. Walter Benjamin lègue aux générations suivantes des écrits souvent brefs qui constituent une œuvre éclectique. Cette pensée libre, et parfois énigmatique, a influencé ses propres contemporains. Plusieurs des figures qui l’ont connu émigreront aux États-Unis et deviendront des écrivains et des philosophes de premiers rangs. On citera en particulier Hannah Arendt, Theodor W. Adorno, Bertold Brecht et Gerhom Scholem. Quant à lui, devant les menaces que fait peser la Gestapo, il est bien décidé à s’exiler aux USA via l’Espagne. Mais pour Walter Benjamin, la porte de la liberté se ferme à la frontière espagnole. En effet, il croit être pris et pense que la police secrète va le reconduire en France. Sachant qu’être refoulé vers ce pays signifiait une déportation et une mort certaine, Walter Benjamin se suicide le 26 septembre 1940 à Portbou dans les Pyrénées.
Les thèses sur le concept d’histoire sont la dernière œuvre écrite de Walter Benjamin et elles portent la marque des événements tragiques qu’il a vécus. Elles sont rédigées peu avant la tentative de Walter Benjamin de fuir le régime de Vichy.
« Pour les désespérés seulement nous fut donné l’espoir[5]. » Mon premier contact avec l’œuvre de Walter Benjamin remonte à plus de vingt ans. Il est lié à la citation ci-dessus. Je l’avais saisie au vol, ainsi que le nom de son auteur, en visionnant Charles mort ou vif, film d’Alain Tanner sorti dans les salles en 1969. Cette citation concernant les désespérés devint pour moi une sorte d’appel, qui m’occupa d’autant plus qu’elle comportait une part mystérieuse. Elle m’a incité à mieux comprendre des personnes marginalisées qui traversaient des situations de crise. Ce n’est que beaucoup plus tard, à l’université, que je fis réellement connaissance avec la densité littéraire des textes de Walter Benjamin et en particulier avec les Thèses et les allégories fascinantes qu’elles comportent. La nécessité de les comprendre s’est imposée à moi tout naturellement.
Cette publication comprend deux parties distinctes. La première partie est exégétique ; j’ai choisi de commenter ces neuf premières thèses de manière sélective en fonction, soit des difficultés d’interprétation que tel passage suscitait, soit parce qu’un concept-clef, qui ouvre à l’intelligence d’ensemble des Thèses, apparaissait. En raison de l’espace imparti, je ne commente qu’une partie de l’écrit sur le concept d’histoire. Rappelons que l’écrit original en comporte dix-huit thèses ainsi que deux appendices A et B. Le lecteur qui veut connaître l’entier des Thèses se reportera à la traduction française complète ainsi qu’au livre de Michael Löwy[6] qui a été une référence constante.
La deuxième partie se veut de facture plus herméneutique puisqu’elle est consacrée à la signification des Thèses. Je m’intéresserai en particulier à l’apport des Thèses pour une meilleure compréhension du messianisme chrétien.
II. La naissance des thèses et leur genre littéraire
Dans une lettre adressée à Max Hockheimer le 22 février 1940, Walter Benjamin écrit : « Je viens d’achever un certain nombre de thèses sur le concept de l’histoire. […] Elles constituent une première tentative de fixer un aspect de l’histoire qui doit établir une scission irrémédiable entre notre façon de voir et le positivisme qui, à mon avis, démarque si profondément même ceux qui nous sont le plus proche et le plus familier[7]. »
Les quelques pages de Walter Benjamin sur la conception de l’histoire se présentent comme une série de thèses se caractérisant par une condensation extrême de la matière. Ce type de présentation implique un ordre rigoureux laissant une large part à l’argumentation et la logique. Pourtant Les thèses sur le concept d’histoire ne se veulent pas démonstratives au sens mathématique du terme. Elles ménagent des tensions dialectiques et prennent souvent une forme allégorique. Comme dans l’allégorie classique, chaque détail est au service de l’idée générale, en l’occurrence une compréhension singulière de l’histoire. Et ce sont les allégories de la ruine, des échecs, des défaites, et des trahisons de l’histoire qui permettent, selon Benjamin, de donner une physionomie aux dates[8]. Les thèses benjaminiennes ont pour ambition de dessiller les yeux du lecteur et de la lectrice pour que ces derniers puissent avoir une vision renouvelée de l’histoire.
thèse I
On connaît la légende de l’automate capable de répondre, dans une partie d’échecs, à chaque coup de son partenaire et de s’assurer le succès de la partie. Une poupée en costume turc, narghilé à la bouche, est assise devant l’échiquier qui repose sur une vaste table. Un système de miroirs crée l’illusion que le regard puisse traverser cette table de part en part. En vérité, un nain bossu s’y est tapi, maître dans l’art des échecs et qui, par des ficelles, dirige la main de la poupée. On peut se représenter en philosophie une réplique de cet appareil. La poupée, qu’on appelle "matérialisme historique" gagnera toujours. Elle peut hardiment défier qui que ce soit si elle prend à son service la théologie, aujourd’hui, on le sait, petite et laide et qui, au demeurant, ne peut plus se montrer.
L’image de l’automate renvoie à une machinerie connue, celle du joueur d’échecs de Maelzel qui a été présentée à la cour de Vienne en 1769. Une des caractéristiques de cet étrange instrument réside dans le fait qu’il devait toujours gagner la partie[9]. Gagner la partie signifie redonner au matérialisme historique son vrai visage. Le matérialisme historique comporte deux dimensions.
La première est de type méthodologique. Aux yeux de Karl Marx et de ses épigones, il s’agit d’analyser les faits historiques avec un maximum de précision scientifique, autrement dit de dégager les connexions entre les différents "faits" qui tissent la trame de l’histoire. Cette recherche objective ouvre sur la deuxième dimension, la doctrine éthique. Il s’agit en effet de formuler des principes qui commandent une action politique. Cette dernière est nécessairement menée par le prolétariat qui doit s’affranchir d’un système de production injuste dont il est la victime. Le matérialisme historique se veut en ce sens anti-déterministe car il fait des humains les acteurs de leur propre histoire, et parce qu’il réfléchit aux moyens qui permettent de surmonter les mécanismes de l’injustice[10]. Ces moyens ouvrent sur la fin lointaine de la libération du prolétariat et visent à l’instauration d’une société sans classes. L’éthique marxiste ouvre aussi sur la praxis révolutionnaire. Pour rendre justice aux théories formulées par Karl Marx, il est indispensable de se souvenir de la misère qui était celle de la grande masse des ouvriers des débuts de l’industrialisation. La masse des travailleurs du xixe siècle vivait en effet dans une précarité extrême.
Selon Walter Benjamin, le marxisme s’est dévoyé. On ne peut découvrir son vrai visage qu’en lui arrachant le masque hideux du bolchevisme. Pour comprendre cette transformation calamiteuse, quelques brèves considérations historiques s’imposent.
Georgi Plekhanov va introduire le marxisme en Russie en 1898. Ce parti ne va pas tarder à se scinder en deux groupes lors d’un congrès qui le réunit à Londres en 1903 : les Mencheviks et les Bolcheviks. Les Mencheviks veulent attendre la révolution du capitalisme et la prise de conscience de la force révolutionnaire du prolétariat. Les Bolcheviks réclament quant à eux la dictature du prolétariat exercée par un parti constitué. Au Congrès de Prague, ces derniers fondent leur propre parti sous la direction de Lénine. Quelques années après, en 1917, la Russie va être secouée par la révolution. Au cours de cette même année, au deuxième Congrès des Soviets de toute la Russie, les commissaires du peuple vont faire leur apparition. Ce n’est pas le lieu de décrire ici, par le détail, la dérive inexorable du marxisme qui, dès la IIIème Internationale, qui se tient en 1919 à Moscou, va conduire le léninisme au triomphe. Les simplifications dogmatiques et les "compléments" introduits par Staline, notamment le renforcement de la puissance d’État, vont mener de 1918 à 1924 à la dictature du parti communiste.
La désillusion de Walter Benjamin face au matérialisme historique incarné dans le communisme d’État est forte. Pour comprendre ce qui sous-tend les Thèses, il faut rappeler qu’elles portent indirectement la marque du pacte germano-soviétique signé le 23 août 1939 par Joachim von Ribbentrop et Viatcheslav Molotov. Ce pacte stipulait une non-agression réciproque entre l’Allemagne et la Russie. Dans les faits, cette signature va permettre l’agression allemande contre la Pologne le 1er septembre 1939. La deuxième guerre mondiale a commencé.
« On[11] appelle "matérialisme historique" », le pronom impersonnel traduit l’ironie face à un matérialisme historique qui a perdu son vrai visage. Le matérialisme historique, tel que le conçoit Walter Benjamin, doit mener deux combats : contre le fascisme et le national-socialisme d’une part, et contre le bolchevisme d’autre part. Les deux combats sont liés et doivent être gagnés en même temps.
Dans ce monde où, comme dans le jeu d’échecs, tous les coups sont permis, Walter Benjamin a recours à la théologie messianique juive. Elle est mise en scène par l’allégorie du petit homme bossu (der buckliche Mann) caché sous l’échiquier. Dans l’imagerie populaire, ce petit nain laid, "ratatiné, malfamé" renvoie d’abord, non à la théologie, mais à l’enfance et, par association d’idées, à l’image mélancolique du temps qui passe. Le gnome au chapeau pointu, figure à la fois tendre et effrayante, évoque en effet les contes qui peuplaient le monde des petits enfants[12]. Le petit bossu rappelle que l’enfance est vouée à un double oubli. Elle passe pour laisser place à l’âge adulte et seuls quelques souvenirs des premières années de la vie attestent que cette période de la vie est bien passée. Le lien entre le petit nain et la théologie s’effectue par le biais de ce temps qui passe. La théologie messianique juive est la seule qui peut restaurer le passé et donner au temps qui passe sa véritable dimension. Sur l’échiquier se joue en effet une bataille décisive du point de vue théorique : celle du rapport à l’histoire. La théologie apporte un soutien essentiel au matérialisme historique, même si elle demeure cachée parce qu’elle se tient sous la table qui porte l’échiquier. Elle « n’a sûrement rien de mieux à faire que de se nicher où personne ne la soupçonnera[13] ». En effet, elle n’a pas vocation à se substituer à l’agir politique, et de surcroît elle a perdu son caractère de science des sciences. Il lui est interdit de pavoiser. A cet égard, on remarquera l’inversion subtile de la position du nain théologique. Durant toute la période scolastique, la philosophie était considérée comme la servante de la théologie. Dans la Thèse I, le nain théologique est mis au service de la philosophie marxiste. De plus, il n’est pas étonnant qu’à l’heure du fascisme et du nationalisme, qui sont des figures prométhéennes, la théologie soit devenue pour la majorité petite et laide. Cette thèse montre bien que la théologie et la philosophie du matérialisme historique sont deux entités distinctes. Le matérialisme historique permet de rendre justice au passé et de penser un bonheur pour tous, mais seule la théologie peut sauver le matérialisme historique tel qu’il s’est incarné dans les idéologies léninistes et stalinistes. Le matérialisme historique avance des analyses scientifiques pour construire une philosophie de l’histoire, et la théologie vient le réanimer. Cette non-confusion et cette dialectique entre les deux disciplines sont essentielles à la compréhension des thèses.
Thèse II
‘L’un des traits les plus surprenants de l’âme humaine à côté de tant d’égoïsme dans le détail, est que le présent, en général, soit sans envie quant à son avenir.’ Cette réflexion de Lotze conduit à penser que notre image du bonheur est marquée tout entière par le temps où nous a maintenant relégués le cours de notre propre existence. Le bonheur que nous pourrions envier ne concerne plus que l’air que nous avons respiré, les hommes auxquels nous aurions pu parler, les femmes qui auraient pu se donner à nous. Autrement dit, l’image du bonheur est inséparable de celle de la délivrance. Il en va de même de l’image du passé que l’Histoire fait sienne. Le passé apporte avec lui un index secret qui le renvoie à la rédemption. N’est-ce pas autour de nous-mêmes que plane un peu de l’air respiré jadis par les défunts ? N’est-ce pas la voix de nos amis que hante parfois un écho des voix de ceux qui nous ont précédés sur terre ? Et la beauté des femmes d’un autre âge est-elle sans ressembler à celle de nos amies ? Il existe une entente tacite entre les générations passées et la nôtre. Sur Terre nous avons été attendus. À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne la point négliger. Quiconque professe le matérialisme historique en sait quelque chose.
Walter Benjamin a trouvé chez Hermann Lotze [1817-1881] un appui sérieux pour développer les deux idées centrales de cette thèse. Le bonheur se reçoit dans la vie qui nous est donnée ici et maintenant, et il n’est possible que grâce à la délivrance ou mieux encore à la rédemption (Erlösung) du passé. Le bonheur individuel puis collectif n’est possible que si l’on se souvient que « le passé apporte avec lui un index secret qui le renvoie à la rédemption[14] ». Le passé sollicite le présent. La délivrance dans le présent ne peut avoir lieu que si l’on se remémore le passé. Certes, personne ne peut réécrire l’histoire… En revanche, une certaine relecture du passé permet à l’histoire de rester ouverte. Un des devoirs essentiels du nain théologique consiste à se remémorer. Pour en saisir la portée, il faut savoir que Benjamin se réfère au terme hébraïque « thikun » qui peut se traduire par « la remise en état du monde[15] » impliquant également un rétablissement de l’ordre cosmique et l’effondrement des forces du mal.
Pour que cette réparation puisse se produire, il est nécessaire de commémorer le passé. Mais la remémoration est plus que le souvenir, car elle consiste à « s’imprégner de l’air respiré jadis par les défunts », autrement dit il s’agit de se rappeler quelles étaient les raisons de vivre de ceux et celles qui nous ont quittés, de faire advenir dans le présent leurs attentes et leurs rêves, de raviver, au sens le plus littéral, l’espérance qui a maintenu debout ces générations passées. Comme lecteur, le passé nous prend à partie. Il se dresse comme une exigence. Il émet sur notre présent une prétention que nul ne doit prendre à la légère.
Pour l’auteur des Thèses, il existe deux formes du passé : un passé définitivement mort, en ce sens que l’on ne peut plus le réparer, et un passé vivant qu’il s’agit de ressaisir dans notre présent. L’historien et le théologien ne sauraient se dérober à la tâche de reprendre l’espérance contenue implicitement dans les promesses du passé. Dans sa structure même, toute promesse constitue un double pari, sur le cœur des êtres humains d’abord, et sur le futur ensuite. La promesse lie celui qui la prononce. Or nul ne peut garantir absolument la promesse puisque les sentiments humains sont, par nature, versatiles. En outre, la promesse est un pari sur l’avenir parce qu’elle est un acte qui, par définition, ouvre sur le futur ; et nul ne sait de quoi demain sera fait.
La promesse benjaminienne, quant à elle, se conjugue au futur antérieur. Walter Benjamin donne un statut aux promesses non tenues. Ces dernières sont appelées à revivre, grâce à la force messianique confiée à chaque génération, une force de recommencement.
Que faut-il entendre alors par la « faible force messianique » accordée à chaque génération ?
La Thèse II fait sienne une idée chère à Martin Buber : les êtres humains sont appelés à coopérer avec Dieu, à mettre en jeu leur force agissante pour hâter la venue du Messie. Et c’est dans ce sens que « tout agir à cause de Dieu peut être appelé messianique[16]. » Le prolongement de cette idée mérite d’être souligné. Ce ne sont pas seulement les humains qui attendent un Messie, mais Dieu lui-même qui l’attend et l’espère, ainsi que l’atteste le texte apocryphe suivant : « Dieu dit [en parlant au Messie] : je t’ai attendu dans tous les prophètes, que tu viennes et que je repose en toi, car tu es mon repos[17]. »
Ce « Messie dont un grand rabbin a dit qu’il ne veut pas transformer le monde par la violence, mais simplement le remettre un peu à l’endroit[18] ». Dans la thèse, le redressement messianique est confié partiellement aux humains.
Thèse III
Le chroniqueur qui narre les événements, sans distinction entre les grands et les petits, tient compte, ce faisant, de la vérité que voici : de tout ce qui jamais advint rien ne doit être considéré comme perdu pour l’Histoire. Certes ce n’est qu’à l’humanité rédimée qu’appartient pleinement son passé. C’est dire que pour elle seule, à chacun de ses moments, son passé est devenu citable. Chacun des instants qu’elle a vécus devient une citation à l’ordre du jour – et ce jour est justement le dernier.
Comment écrire l’histoire, en ayant une conscience claire du présent dans lequel on vit ? La Thèse III précise cette manière en rappelant que l’histoire ne peut être objectivée, c’est-à-dire ravalée au rang d’objet. Écrire l’histoire signifie toujours l’interpréter pour la changer, donc quitter le monde de l’historiographie qui reconstitue le passé avec érudition. Cette manière positiviste et neutre de comprendre l’histoire repose en fait sur une manière linéaire de comprendre le temps et sur la naïveté de pouvoir établir un lien causal entre les diverses époques.
Pour l’auteur des Thèses, l’histoire n’est pas une simple discipline universitaire ; la véritable histoire s’écrit à travers l’acte même de la narration[19]. Cette dernière ne doit pas s’attarder complaisamment, comme le fait souvent l’hagiographie, aux seuls personnages importants. Le chroniqueur narrateur, au contraire, voue la même attention aux « événements […] grands et petits ».
Le passé n’est pas un simple alignement de faits et de dates mais, dans la ligne de la thèse précédente, la narration historique est elle-même participation à l’histoire. Il y une différence de point de vue entre les deux thèses. En effet dans la Thèse III le regard est inversé par rapport à la Thèse II. Dans la Thèse III, on ne regarde plus du présent vers le passé mais le passé « pleinement assumé » permet à l’humanité d’être « restituée et sauve [sauvée] »[20].
Pour le philosophe de l’histoire, chaque geste, "chaque tentative" « humaine sera citable au jour du Jugement ». Le terme citation est à comprendre dans les deux sens : littéraire et juridique. Au sens littéraire, « citer » signifie remettre en valeur, placer en exergue. Or l’acte de citer met en relief ici, non pas des mots ou des formules frappantes, mais tous les instants vécus sous le signe de la délivrance. Les plus petits instants et événements racontés tissent le texte de l’histoire. Ces faits sont mis en valeur à l’image d’une citation dont la reprise aide à tisser un texte écrit au présent. Écrire, en ce sens, ne signifie rien d’autre que réécrire. Faire l’histoire signifie raconter à nouveau, par reprises incessantes, l’histoire passée. Du point de vue juridique, la citation renvoie à l’expression « des témoins cités à la barre ». En défilant au tribunal, les témoins attestent la véracité des faits et se mettent au service d’un événement passé pour en révéler les aspects souvent occultés.
Ce double travail de citation à la fois littéraire et juridique aura lieu au dernier jour[21], c’est-à-dire au jour du jugement. Toute l’humanité est appelée à être rétablie, j’insiste ici sur le caractère global de cette formule. La thèse se fait proche de l’apocatastase chrétienne qui signifie le retour de toutes choses à leur état originaire. Ce retour n’est pas une restauration, un retour à l’identique. Comme nous l’avons déjà mentionné, le passé ne se répète pas car il est dans un rapport de non-identité avec lui-même.
Thèse IV
Occupez-vous d’abord de vous nourrir et de vous vêtir, ensuite vous écherra de lui-même le royaume de Dieu.
Hegel 1807.
La lutte des classes, que jamais ne perd de vue un historien instruit à l’école de Marx, est une lutte pour les choses brutes et matérielles, sans lesquelles il n’est rien de raffiné ni de spirituel. Mais, dans la lutte des classes, ce raffiné, ce spirituel, se présente tout autrement que comme butin qui échoit au vainqueur ; ici, c’est comme confiance, comme courage, comme humour, comme ruse, comme inébranlable fermeté, qu’ils vivent et agissent rétrospectivement dans le lointain du temps. Toute victoire qui jamais y a été remportée et fêtée par les puissants – elles n’ont pas fini de la remettre en question. Comme certaines fleurs orientent leur corolle vers le soleil, ainsi le passé, par une secrète sorte d’héliotropisme, tend à se tourner vers le soleil en train de se lever dans le ciel de l’Histoire. Quiconque professe le matérialisme historique ne peut que s’entendre à discerner ce plus imperceptible de tous les changements.
Citer un texte signifie le sortir de son terreau d’origine pour le recontextualiser, pour lui donner un nouveau sens. Une citation ressemble ainsi à une plante que l’on repique dans une nouvelle terre pour lui donner plus d’espace et une nouvelle vie. Ici, Walter Benjamin met en exergue une citation, mais pour la détourner. Il trahit ironiquement la pensée de Friedrich Hegel. Le célèbre philosophe de l’esprit se voit ravalé au rang de philosophe matérialiste et trivial, et ceci par la découpe même opérée par le travail de citation.
Or, ces quelques mots de Friedrich Hegel constituent déjà une inversion du texte évangélique. Celui-ci met l’accent sur la recherche du Royaume de Dieu et exhorte à ne pas se laisser habiter par les soucis de la vie matérielle. « Ne vous inquiétez pas pour votre vie, de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez » (Matthieu 6, 25 et Luc 12, 22).
Cette citation détournée, elle-même fruit d’un premier détournement, donne le ton et le thème de la Thèse IV. Il s’agit de réarticuler le matériel et le spirituel. Cette articulation s’effectue par l’emprunt libre de la thèse du matérialisme historique. Examinons plus avant cet emprunt. La lutte des classes est le thème dominant de la théorie marxiste du matérialisme historique repris par Walter Benjamin. Pour Karl Marx, cette lutte se joue dans la prise de conscience de l’injustice faite aux masses laborieuses qui produisent et qui vendent toute leur force de travail en n’en retirant presque aucun profit. Dans le même temps, les riches acquièrent propriétés et capital en faisant travailler durement les ouvriers et les ouvrières. Cette contradiction et cette injustice mènent à la lutte des classes, thème repris et déplacé par l’auteur des Thèses. Il y a reprise car il plaide pour que chacun et chacune aient des conditions de vies matérielles décentes. « Une lutte pour les choses brutes et matérielles sans lesquelles il n’est rien de raffiné et de spirituel ». Walter Benjamin déplace et réinterprète la lutte des classes à travers le motif des vainqueurs et des vaincus de l’histoire. L’histoire officielle est écrite par ceux qui sont matériellement, et donc aussi culturellement, les vainqueurs. Mais les vaincus ne sont pas destinés à demeurer dans l’oubli et dans la terrible impuissance à changer leur sort. Pour surmonter leur défaite et abattre les puissants, un butin spirituel leur est donné ici. Ce butin prend les formes des vertus et des qualités suivantes : « confiance, courage, humour et ruse. »
« Comme certaines fleurs orientent leur corolle vers le soleil, ainsi le passé, par une secrète sorte d’héliotropisme, tend à se tourner vers le soleil en train de se lever dans le ciel de l’Histoire. »
La métaphore du soleil renvoie à l’« image traditionnelle du mouvement ouvrier allemand[22] ». Le soleil ne symbolise pas, dans les Thèses, un avenir aussi brillant que lointain. L’astre est « en train de se lever ». Il est au cœur de la lutte, et le passé devient matière vivante puisqu’il a cette possibilité, tout comme la fleur, d’être attiré par la lumière solaire.
Thèse V[23]
L’image vraie du passé passe en un éclair. On ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit pour toujours à l’instant même où elle s’offre à la connaissance. ‘La vérité n’a pas de jambes pour s’enfuir devant nous’ — ce mot de Gottfried Keller désigne, dans la conception historiciste de l’histoire, l’endroit exact où le matérialisme historique enfonce son coin. Car c’est une image irrécupérable du passé qui risque de s’évanouir avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu visé par elle.
(La bonne nouvelle qu’apporte en haletant l’historiographe du passé sort d’une bouche qui, à l’instant peut-être où elle s’ouvre, déjà parle dans le vide)[24].
La compréhension de l’histoire est tributaire de la perception du temps, les deux dimensions étant étroitement imbriquées. Le temps qui passe ne possède pas seulement un aspect quantitatif, mais aussi un aspect qualitatif. Cette intensité du temps ouvre à la vraie compréhension de l’histoire. Cette dernière est déterminée à son tour par la compréhension de la vie. L’existence de chacun et chacune est faite d’une succession de moments qu’il est difficile de saisir. Cette impossible capture ouvre sur la difficulté de donner une signification et un sens au cortège de nos instants vécus. L’historien chroniqueur est en même temps écrivain car il tisse la tapisserie de l’histoire[25]. Mais à l’image de celui ou de celle qui brode une tapisserie, il n’en a la vue d’ensemble qu’en imagination.
Spontanément, nous découpons le temps en un passé, un présent et un avenir. Cette première approche, utile, s’avère pourtant bien trop sommaire.
Notre expérience du temps vise une triple synthèse tentant de rassembler les événements dispersés et disparates qui heurtent notre conscience.
Une première synthèse, celle de l’appréhension, met en rapport les unités de temps les unes avec les autres pour qu’elles forment une même séquence temporelle.
Une deuxième synthèse, celle de la reproduction dans l’imagination, doit « reproduire dans son "sens interne" les représentations antérieures au moment même où s’en présentent de nouvelles […][26] ».
La troisième synthèse, celle de la conscience, pense les deux premières ; elle est synthèse du sujet : les deux premières doivent en effet être le fruit d’une conscience unique, qui opère la récognition.
Ces trois synthèses disent la nécessité, pour la conscience, de comprendre, de se remémorer et d’unir dans une unité identifiable et sensée le donné chaotique qui heurte la conscience. Cette tâche de synthèse s’avère encore plus nécessaire dans le monde actuel où notre conscience est bombardée d’images, de chocs, de sensations, au point que nous ne sommes plus capables d’enregistrer chaque donnée dans ce qu’elle a de spécifique. Il devient difficile d’avoir une information qui prend forme en nous et de garder un souvenir vivant de chaque expérience. Notre conscience est comme un portillon de départ d’une grande course à pied, elle est pressée de toutes parts, avec violence parfois, par les multiples impressions qui l’assaillent. L’importance donnée aujourd’hui à la perception visuelle accroît ce sentiment de dispersion. Mais les événements enregistrés par notre conscience la marquent comme une balafre. Les manières dont nous saisissons un événement par intuition, dans le temps qui s’écoule, sont divisées en deux "endroits". D’abord, au sens d’un événement qui s’inscrit dans un endroit spatio-temporel : il est datable et localisable. Mais ce même événement est saisi par nous, dans son idée « sans localisation et sans datation, sans spatialité ni temporalité, comme superposée à elle et l’accompagnant comme son mime, son double, son envers ou son fantôme[27] ». Ainsi, tout événement se fragmente, d’une part en un moment datable, et d’autre part dans une trace laissée dans notre souvenir.
Pour Walter Benjamin, l’image authentique du passé n’apparaît que dans cet éclair du souvenir, un éclair qui ne surgit que pour s’éclipser à jamais dans l’instant suivant. La vérité immobile que le chercheur attend en vue d’une observation ne peut correspondre à ce flash du passé. De plus, tout événement est éclatant et catastrophique. Au temps vide de la temporalité objective, Benjamin va opposer le temps du maintenant, la "Jetztzeit", à la fois surgissement – "Ursprung" – du passé dans le présent et "événement de l’instant". Ce souvenir / flash du passé consiste dans la reprise intuitive de ce qui en lui appelait un autre devenir[28]. Autrement dit, il ne s’agit pas de commémorer le passé, au sens où l’on se rappelle des événements passés en glorifiant les héros morts, mais il s’agit d’arracher au passé les promesses non tenues pour les réactualiser. Comme le formule de façon très belle Eduardo Galaeno : « Je voulais sonder l’histoire […] pour créer des espaces dans lesquels les victimes du passé puissent devenir des protagonistes du présent[29]. » Le travail de la mémoire permet au passé de basculer dans le présent, et non dans l’éternité comme on le pense souvent. Plus précisément encore, ce qui bascule dans le présent, ce sont des fragments d’un passé reconfiguré. Cette saisie nouvelle du passé change le rôle et le mandat des historiens. Pour Walter Benjamin, ils ne peuvent plus pratiquer leur science de façon "historiciste", c’est-à-dire positiviste, en contemplant paisiblement un passé qui se laisse décrire à leur guise. Dans cette optique, la description du temps linéaire de l’histoire apparaît comme une fiction rationalisante qui, avec arrogance, croit qu’elle peut capter la vérité. Les positivistes s’imaginent à tort que la vérité « n’a pas de jambes pour s’enfuir devant nous ». L’historien ne chevauche pas le temps et l’histoire : il est soumis lui aussi au processus historique. C’est en ce sens que le passé refiguré risque à son tour de tomber dans l’oubli et de rejoindre les débris et les ruines d’un passé mort. Au contraire, l’historien matérialiste est lui-même, en tant que personne, "saisi" par les événements qui ont forgé l’histoire, il est appelé à en devenir le témoin. Sa tâche est essentielle, car par lui seulement le passé peut redevenir vivant. La reprise de l’histoire vivante peut devenir une chance lorsqu’elle transforme le présent en un temps plein, enrichi par tous les possibles inaccomplis et par toutes les espérances oubliées. Cette reprise ouvre le futur dans l’histoire.
Deux notions majeures dans l’œuvre benjaminienne permettent d’approfondir cette relecture si particulière de l’histoire, à savoir la notion de superposition des divers éléments du temps qui passe[30], et la remémoration.
La superposition du temps d’abord. Contrairement à notre perception spontanée, le passé et le présent ne sont pas deux réalités juxtaposées, mais bien deux réalités qui se rencontrent sur le modèle du fondu / enchaîné que l’on peut voir dans certains films. Un événement qui entre dans le présent est immédiatement déjà un événement passé. Passé et présent se recoupent, ils sont dans une relation de simultanéité. Le passé est contemporain du présent car ce dernier surgit dans un passé déjà là.
Le passé, comme nous l’avons vu, se présente de deux manières. Il faut souligner alors qu’il en va de même pour le temps présent et le temps futur.
Le présent peut être vécu comme un temps vide, creux, sans signification, une simple date, un jour sans conscience historique. Il peut a contrario être vécu comme un temps plein qui prend sa signification quand on a actualisé ce qui, dans l’histoire, a été oublié.
Dans cette même perspective, le futur peut être connoté de deux manières : ou bien il est un éternel retour du même, éternel ressassement des discours des vainqueurs, répétition terrible des mêmes mécanismes engendrant la défaite des "déjà" vaincus (les plus pauvres devenant toujours plus pauvres) ou au contraire il devient témoin d’une ouverture du temps "plein", d’un espace de bonheur.
Ce parcours, qui a pour cœur le présent, constitue le parcours historique lui-même. En effet, il traduit des fragments du passé dans le présent et lui ouvre un avenir. Il ne s’agit nullement de préparer l’avenir. Au contraire, il s’agit d’entrer dans une dynamique de relecture du passé dans le présent, et c’est cette dynamique qui permet l’ouverture d’un avenir qui ne dépend pas de nous.
Ce qui importe en vérité, c’est le moment même de la transformation. Nous sommes ainsi renvoyés au deuxième concept-clef indispensable pour comprendre la Thèse V : celui de la remémoration qui rassemble en un nouveau tissage les images saisies dans le passé.
La remémoration se comprend au regard du travail de la narration, celle-ci reprenant certains éléments d’histoire et en oubliant d’autres. Pour l’auteur des Thèses, l’oubli est le fruit d’une conscience active qui retranche et qui efface. Par exemple, pendant très longtemps et comme le rappelle le film Indigènes, le rôle des Algériens pendant la deuxième guerre mondiale n’a pas été reconnu. Mais grâce à cette reconstitution filmique, un fragment de l’histoire a pu être écrit autrement, en vue de rendre justice à une catégorie de combattants oubliés. La réécriture de l’histoire donne une place aux personnes oubliées. Ces dernières le sont de deux façons : elles sont oubliées par les vainqueurs d’une part, et par les historiens qui les ont effacées de leurs récits d’autre part.
Mais comment cette patiente remémoration peut-elle opérer ? Une phrase de Walter Benjamin éclaire cette tâche : « Écrire l’histoire, c’est donner leur physionomie aux dates[31]. »
Mais comment un événement fait-il date ? On peut caractériser les dates par les traits suivants. Premier trait : une date, cette unité minimale d’espace-temps, est par nature unique et ineffaçable. On ne peut la reproduire ou la répéter. Ce qui la caractérise – deuxième trait – c’est son aspect sériel, et dans cette perspective l’histoire peut se lire d’abord comme une suite de nombres. Une date est par nature inanimée, vide – au sens littéral. Pourtant, la date est le signe d’une singularité absolue – troisième trait –, puisqu’elle indique un événement produit en ce temps-là et dans un lieu donné. Selon Walter Benjamin, « la date est "le nom propre" de l’événement historique[32] ». Enfin – quatrième et dernier trait –, la date ne livre pas de secrets, elle n’offre aucune connaissance sur ce qui s’est produit. Il s’agit donc, et c’est là le travail spécifique de remémoration, d’animer cette date, de lui conférer un savoir. Cette animation est le produit d’une constellation. Le passé est revisité. Il trouve un accomplissement dans le présent, mais le présent conquiert sa véritable épaisseur par les personnes ayant vécu dans le passé.
Thèse VI
Articuler historiquement le passé ne signifie pas le connaître ‘tel qu’il a été effectivement’, mais bien plutôt devenir maître d’un souvenir tel qu’il brille à l’instant d’un péril. Au matérialisme historique il appartient de retenir fermement une image du passé telle qu’elle s’impose, à l’improviste, au sujet historique à l’instant du péril. Le péril menace tout aussi bien l’existence de la tradition que ceux qui la reçoivent. Pour elle comme pour eux, il consiste à les livrer, comme instruments, à la classe dominante. À chaque époque il faut tenter d’arracher derechef la tradition au conformisme qui veut s’emparer d’elle. Le Messie ne vient pas seulement comme rédempteur ; il vient aussi comme vainqueur de l’Antéchrist. Le don d’attiser pour le passé l’étincelle de l’espérance n’échoit qu’à l’historiographe parfaitement convaincu que devant l’ennemi, s’il vainc, même les morts ne seront point en sécurité. Et cet ennemi n’a pas cessé de vaincre.
Comment comprendre l’expression qui revient souvent dans cette thèse, « L’instant du péril » ? Trois types de dangers peuvent être repérés. D’abord le danger réel, provoqué par la situation des années 1940 dans laquelle se trouvait l’auteur. Cette année est marquée pour lui par une longue suite d’exils, de pertes – entre autres celle de ses manuscrits – qui le préoccupent fortement. Il faut ajouter à cette errance et à ce dénuement la crainte d’être arrêté et condamné à mort.
Le deuxième danger, présent dans le travail de l’historien cette fois, est celui de l’instant manqué. Rester enfoui dans le conformisme de la tradition signifie en rester à la compréhension de l’histoire, celle de la classe dirigeante, c’est-à-dire celle des héritiers, des vainqueurs. Le péril existe, car l’instant qui permettrait aux vaincus de comprendre leur défaite risque d’être volé à ces derniers. Ou, pour le dire en d’autres termes, la tradition des oubliés de l’histoire risque d’être perdue à jamais. L’instant de la prise de conscience est périlleux, car il est ce bref moment où l’intensité du passé est la plus forte parce que l’histoire est sur le qui-vive. Deux possibilités s’ouvrent alors : soit l’histoire rebascule dans l’historiographie habituelle, soit elle saisit la tradition des opprimés. Si elle se remémore le passé des victimes, elle entre dans le temps d’aujourd’hui, qui est pour Walter Benjamin le temps de la révolution.
Il y a un troisième type de danger mentionné dans les Thèses, celui du triomphe absolu de l’ennemi qui anéantirait les espoirs suscités. La remémoration n’ouvrirait alors plus sur une libération pour aujourd’hui. Ce temps d’aujourd’hui se présente comme un instant politique et théologique, car des étincelles d’espérance cachées au fond du passé deviennent en même temps des « éclats du temps messianique[33] ». Car « Le Messie vient [aussi] comme rédempteur ». Il importe de relever le basculement du politique vers la foi théologique dans la puissance d’une force transcendante : le combat de tous les opprimés ne peut être gagné que si le Messie « vient aussi comme vainqueur de l’Antéchrist ». Cette mention de l’Antéchrist est audacieuse pour un philosophe juif. Ce vocable de nature apocalyptique renvoie aux images du Mal absolu. Il ne fait aucun doute que ce mal représente le IIIe Reich ainsi que le communisme tel qu’il s’est incarné concrètement au début du xxe siècle.
L’expérience douloureuse de Walter Benjamin, qui lui fait espérer la venue du Messie sous les traits du vainqueur de l’Antéchrist, prend la forme d’un constat : les injustices anciennes, une fois disparues, laissent aussitôt la place à de nouvelles injustices venant remplacer les anciennes. Ou, pour reprendre les termes de la thèse, le conformisme des vainqueurs d’hier ne risque-il pas d’être récupéré par les vainqueurs d’aujourd’hui ? Pour éviter ce type d’éternel retour, il faut se mettre au clair sur la pseudo-idéologie du progrès qui postule une évolution lente, continue, irréversible et positive de l’humanité. Pour briser cette illusion, il faut mettre en œuvre les concepts de rupture et de discontinuité dans l’histoire.
Cette rupture et cette discontinuité sont de trois ordres. Elles sont d’abord le fait de toutes les secousses et des ébranlements dont l’histoire est l’objet, en particulier des révolutions ou des exodes, à l’instar de celui entrepris par les Hébreux pour quitter l’oppression des Égyptiens.
Mais la rupture et la discontinuité sont également considérées dans leur aporie fondamentale. La tradition secrète des vaincus risque de s’éteindre. En effet, cette tradition tout particulièrement (mais cela vaut aussi pour toutes les autres) est interrompue par la mort. Et c’est par-delà cette interruption, en franchissant cet abîme, qu’elle peut à nouveau s’affirmer. Cette rupture du temps est essentielle pour comprendre le messianisme de Walter Benjamin, car rupture et rédemption sont souvent liées dans sa pensée. Cette interruption apparaît comme qualitativement différente, comme au sein de la fête ou du rite « où la durée ancienne s’abolit pour engendrer du nouveau[34] ».
L’interruption est nécessaire tant au récit qu’à l’histoire. Au récit, car c’est le moment où le narrateur reprend son souffle et laisse entrevoir ce qui ne s’exprime pas facilement ou directement. Mais la scission est nécessaire à l’histoire également car elle devient le lieu possible d’une parole qui tranche, d’une décision qui arrête le retour inexorable des mêmes mécanismes d’oppressions, des mêmes discours sur les prétendus progrès de l’histoire.
Cette rupture peut être illustrée de diverses manières. Elle remet en mémoire les images du repos du sabbat qui interrompt le temps de l’activité souvent frénétique des humains. Elle évoque l’image des francs-tireurs qui tirent sur les horloges pour protester contre les cadences infernales. Elle ouvre sur le défilé des grèves qui arrêtent la production et qui protestent contre les salaires de misère.
Thèse VII
Rappelle-toi les ténèbres et le grand froid
Dans cette vallée résonnant de lamentations.
Brecht, L’Opéra de quat’sous.
À l’historien qui veut revivre une époque, Fustel de Coulanges recommande d’oublier tout ce qui s’est passé ensuite. On ne saurait mieux décrire une méthode que le matérialisme historique a battue en brèche. C’est la méthode de l’empathie. Elle est née de la paresse du cœur, de l’acedia qui désespère de maîtriser la véritable image historique, celle qui brille de façon fugitive. Les théologiens du Moyen Âge considéraient l’acedia comme la source de la tristesse. Flaubert, qui la connaissait bien, écrit : ‘Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour ressusciter Carthage.’ La nature de cette tristesse devient plus évidente lorsqu’on se demande avec qui proprement l’historiographie historiciste entre en empathie. La réponse est inéluctable : avec le vainqueur. Or quiconque domine est toujours héritier de tous les vainqueurs. Entrer en empathie avec le vainqueur bénéficie toujours, par conséquent, à quiconque domine. Pour qui professe le matérialisme historique, c’est assez dire. Tous ceux qui jusqu’ici ont remporté la victoire participent à ce cortège triomphal, où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur les corps des vaincus d’aujourd’hui. À ce cortège triomphal, comme ce fut toujours l’usage, appartient aussi le butin. Ce qu’on définit comme biens culturels. Quiconque professe le matérialisme historique ne les peut envisager que d’un regard plein de distance. Car, tous en bloc, dès qu’on songe à leur origine, comment ne pas frémir d’effroi ? Ils ne sont pas nés du seul effort des grands génies qui les créèrent, mais en même temps de l’anonyme corvée imposée aux contemporains de ces génies. Il n’est aucun document de culture qui ne soit aussi document de barbarie. Et la même barbarie qui les affecte tout aussi bien le processus de leur transmission de main en main. C’est pourquoi, autant qu’il le peut, le théoricien du matérialisme historique se détourne d’eux. Sa tâche, croit-il, est de brosser l’histoire à rebrousse-poil.
Les historiens positivistes entrent en empathie (Einfüllung) avec les vainqueurs et Numa Denis Fustel de Coulanges est présenté ici comme un représentant significatif de cette orientation.
Cette thèse est construite tout entière sur l’opposition entre les vainqueurs et les vaincus. L’acedia, mise ici en lien avec le sentiment d’empathie, consiste en un sentiment mélancolique qui s’imagine que la fatalité est toute puissante. Une seule possibilité s’ouvre alors : se soumettre, donc vivre selon la loi du plus fort. L’historien moderniste vit dans l’acedia parce que sa présentation de l’histoire est déterministe. Elle est l’expression de quelqu’un qui dit toujours oui au cours des choses et à la culture dominante. Or cette dernière ne saurait exister sans le travail obscur qui a servi les constructeurs d’œuvres « grandioses » : la culture dominante ne peut se concevoir sans le travail secret de tous les anonymes, les sans-grades, qui ont réellement édifié ces monuments. A son insu, la culture dominante témoigne aussi de son envers : de la barbarie, des forces d’oppression qui ont asservi d’autres humains pour réaliser ses grands desseins, voire ses projets les plus pharaoniques.
Brosser l’histoire à rebrousse-poil ou, pour reprendre la belle formule complète de Benjamin « brosser à contre-sens le poil trop luisant de l’histoire[35] », signifie se rendre solidaire « de ceux qui sont tombés sous la roue des chars majestueux appelés Civilisation, Progrès, et Modernité[36] ». Les Arcs de Triomphe, symboles des monuments de barbarie transformés en culture, procurent pour cette raison « un frisson à l’historien matérialiste ».
Thèse VIII
La tradition des opprimés nous enseigne que l’‘état d’exception’ dans lequel nous vivons est la règle. Il nous faut en venir à une conception de l’Histoire qui corresponde à cet état. Alors nous aurons devant les yeux notre tâche, qui est de faire advenir le véritable état d’exception : et notre position en face du fascisme en sera renforcée d’autant. Ce n’est pas la moindre de ses chances que ses adversaires l’affrontent au nom du progrès comme norme historique. S’étonner de ce que les choses que nous vivons soient ‘encore’ possibles au XXe siècle n’a rien de philosophique. Ce n’est pas un étonnement qui se situe au commencement d’une connaissance, si ce n’est la connaissance que la représentation de l’histoire qui l’engendre n’est pas tenable.
L’état d’exception résonne de façon spontanée comme une situation inhabituelle et dangereuse. Une dictature décrète « l’état d’exception » pour maintenir un ordre basé sur la violence. Les opprimés vivent sous le règne de la terreur, de la loi du silence, de la presse censurée. Le nazisme et le fascisme font évidemment partie de ces types de pouvoir.
Face à cet état d’exception, symbole du pouvoir tyrannique, il s’agit d’opposer, (littéralement d’introduire dans l’histoire) un autre, un véritable état d’exception. Alors nous aurons devant les yeux notre tâche, qui est de faire advenir "le véritable état d’exception".
Que faut-il entendre par cette expression qui forme le noyau original de cette thèse ? Une exception ne confirme ou n’infirme aucune règle[37]. Une exception suspend, pour une période brève et déterminée, une règle qui doit demeurer et qu’il donc faut tenir. En effet, si l’exception devient la règle, il n’y a plus de règles. Par nature, l’exception doit rester unique. De plus, l’exception accordée doit rester une surprise. Dans cette perspective elle offre alors une chance unique, en ce sens qu’elle peut révéler à l’histoire ses virtualités encore non accomplies. L’état d’exception ouvre alors à la dimension messianique. La véritable exception, c’est la venue exceptionnelle de la vraie justice. Cette justice messianique est violente car elle suspend « la règle de l’histoire qui voit toute justice se retourner en injustice[38] ». Le problème posé est de savoir ce qu’il faut faire quand le droit habituel instaure une situation de non-droit. Que faire quand le droit violente ceux-là même qu’il doit protéger ? L’état d’exception véritable et que Walter Benjamin appelle de ses vœux ne peut que faire violence à cette violence instituée. Cette protestation contre la violence étatisée doit être affirmation forte pour dire que le droit, dans son essence véritable, est dénonciation de l’arbitraire et protection du plus faible.
Mais cette violence messianique, de par sa rapidité, doit cependant rester non violente pour ne pas contredire son caractère messianique. La violence ne garantit jamais le droit. Le "véritable état d’exception" se réalise lorsque l’on entraperçoit, en un fulgurant instant, la justice de Dieu qui, en fin de compte, est la seule garante absolue du droit.
La justice messianique est violente face à elle-même, parce qu’on l’y oblige.
Mais elle ne saurait s’imposer par la force, car toute instauration de la justice et toute incarnation du droit est en contradiction avec la violence. Le droit est mis en place pour suspendre la vengeance et le principe de rendre coup pour coup. La violence messianique entraîne une remise en cause radicale de la loi du talion entendue comme réplique immédiate à toute offense subie. L’état d’exception messianique ne doit justement pas utiliser les mêmes moyens que ceux qui sont au pouvoir et imposent leur vision totalitaire de la réalité. Résister et protester sont indispensables mais cela ne signifie pas que l’on puisse se faire justice soi-même. Faire justice, ce n’est jamais se transformer soi-même en justicier. Seule la violence messianique, parce qu’elle est pure et qu’elle ne cherche pas le châtiment et la vengeance, peut se permettre la violence parce qu’elle est liée à la force du bien.
La frontière entre les violences, messianique – "divine et pure" – d’une part, et humaine d’autre part, est ténue mais essentielle. Pour illustrer cette violence messianique "pure", reprenons le récit d’une brève nouvelle enchâssée dans les affinités électives de Johann W. Goethe : « Au cours d’une promenade en bateau, l’héroïne tombe à l’eau, et son amant se précipite et risque sa vie pour la sauver. En prenant ainsi le risque de mourir pour sauver la femme qu’il aime, l’amant sauve son amour. Certes il se "sacrifie" (ou prend le risque de "se sacrifier"), mais ce sacrifice n’est pas une expiation, mais le fruit d’une décision et d’une intervention[39]. » A l’aide de cette narration, nous comprenons mieux la violence passionnée qui est celle de la force messianique. Nous saisissons également pourquoi le danger (ici le risque d’une noyade) est un lieu important de la manifestation du messianisme. Les moments d’extrêmes dangers sont les moments de vérité d’une situation. À l’image de la fougue dont témoigne cet amoureux, la violence pure de Dieu se fait détermination sans faille. Elle est violente dans son intention, mais non violente dans ses moyens. La volonté de détruire l’injustice est implacable. Dans son désir d’éradiquer le non-droit elle se présente comme une force. Cette manière d’envisager cette problématique prend à revers notre manière habituelle de penser et de justifier la violence commise. L’argument usuel, en effet, hypertrophie l’intention et adoucit les moyens : « Je n’ai pas voulu te faire du mal ». Pour lutter contre le non-droit et la violence qu’elle génère, il est utile de se remettre en mémoire le "butin" octroyé aux vaincus et mentionné dans la « thèse IV », à savoir la confiance, le courage, l’humour, la ruse alliés à une inébranlable fermeté. La présence d’esprit et la surprise sont également des alliés précieux.
Ces astuces, ces coups de pouce, ces victoires de détails ne changent, semble-t-il, pas grand-chose, mais ils sont préférables à une grande victoire obtenue par la voie de l’injustice.
Thèse IX
À l’essor est prête mon aile
j’aimerais revenir en arrière,
car même si je restais du temps vivant
j’aurais peu de bonheur.
Gerhard Scholem, Salut de l’ange.
Il existe un tableau de Klee qui s’intitule ‘Angelus Novus’. Il représente un ange qui semble être en train de s’éloigner de quelque chose à laquelle son regard reste rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où se présente à nous une chaîne d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui fut brisé. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne les peut plus renfermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.
Cette thèse, vers laquelle convergent toutes les autres, permet de mieux cerner ce que Walter Benjamin nomme l’ange de l’histoire. L’allégorie de cet ange renvoie à son interprétation personnelle du tableau de Paul Klee peint en 1920, tableau qui se trouve actuellement au musée d’Israël à Jérusalem. Walter Benjamin en avait fait l’acquisition en 1921 et l’a conservé jusqu’à sa mort. L’ange ne dit rien, il reste la bouche ouverte et son regard demeure rivé sur ce qu’il voit. Le spectacle offert à l’ange est nécessairement celui du passé historique. Or il nous arrive d’oublier qu’il en va de même pour chacun de nous ; car, si nous prenons la peine d’y réfléchir, c’est bien à reculons que nous marchons vers l’avenir. Nos yeux ne peuvent voir que le passé car, à l’image d’un rameur qui pagaye le dos contre le devant, nous avançons vers l’avenir avec comme seule possibilité de poser notre regard sur le passé.
Un spectacle de désolation s’offre à la vue de l’ange presque hypnotisé par un passé de ruines. Une succession d’événements désolants s’agglomère dans la vision d’une seule et même catastrophe : une sorte d’immense tour de Babel effondrée. L’ange « ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds ». Cette description laisse transparaître la vision pessimiste de Walter Benjamin quant à sa compréhension de l’histoire.
L’allégorie offerte ici permet en outre de comprendre comment l’auteur des Thèses réarticule le sacré et le profane, le sens biblique et le matérialisme historique. « Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne les peut plus renfermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès ». Walter Benjamin réinterprète le motif biblique de la tempête et l’assimile à l’idée du progrès. La tempête qui souffle du paradis renvoie au récit de la chute qui voit Adam et ève chassés du paradis. Mais il est probable aussi que cette tempête qui ravage tout évoque deux autres catastrophes bibliques : celle de la destruction par l’eau, mentionnée dans le récit du déluge (Genèse 7), ou encore celle du feu dévorant qui anéantit les villes de Sodome et de Gomorrhe (Genèse 19).
De quel paradis alors l’ange de l’histoire est-il chassé ? Probablement de l’avènement d’une société sans classes[40]. La tempête du progrès, ou plutôt comme nous en avons fait de nombreuses allusions dans le commentaire des autres thèses, du pseudo-progrès, éloigne l’ange de la terre. Walter Benjamin rêve en fait de pouvoir arrêter ce type de progrès car il est pour lui synonyme de catastrophe. L’ange de l’histoire voudrait s’arrêter. Il voudrait soigner les victimes écrasées sous l’amoncellement de ruines, mais la tempête l’emporte inexorablement vers la répétition du passé. Le présent et le futur sont alors marqués par de nouvelles catastrophes toujours plus vastes et toujours plus destructrices. Cette thèse, d’une lucidité incroyable si l’on songe que Benjamin a seulement osé pressentir le pire – Auschwitz, Hiroshima et Nagasaki –, démontre de façon inouïe combien les progrès « techniques » et « scientifiques » peuvent diverger d’avec une prise de conscience d’un progrès réel de la conscience de l’humanité.
Devant le manque de lucidité historique et politique dénoncé dans cette thèse, où sont les alliés qui pourraient faire barrage au nazisme et au fascisme ? Ils ne sont sûrement pas du côté de la social-démocratie d’alors, qui pèche par son extrême naïveté. La gauche pensait qu’en quelques mois, voire quelques semaines, le nazisme et le fascisme allaient être balayés. Il n’en fut rien, et ces deux formes de totalitarisme vont perdurer, dominer durant de longues années en rejoignant le triomphal et sinistre cortège des vainqueurs de l’histoire. La formulation française de la Thèse X explicite bien les vices fonciers de la gauche d’alors : « Et de ces vices nous dénonçons avant tout […] : la confiance aveugle dans le progrès ; une confiance aveugle dans la force et la justesse et de la promptitude des réactions qui se forment au sein des masses ; une confiance aveugle dans le parti[41]. »
3 Quelle est la compréhension du messianisme benjaminien ?
Les représentations que Walter Benjamin se fait du messianisme se laissent difficilement systématiser pour deux types de raisons. Le premier est lié au style de ses écrits, nous avons vu qu’il utilise souvent des allégories ou des métaphores. Le second est dû à l’évolution de sa pensée. Stéphane Moses[42] entraîne pleinement notre adhésion lorsqu’il montre que la compréhension du temps et celle de l’histoire ont évolué au cours des différents écrits qui jalonnent l’existence de l’auteur des Thèses. Ces dernières représentent la partie de son œuvre qui est la plus influencée par le matérialisme historique. Une tentative de systématisation est pourtant nécessaire si nous voulons dégager l’originalité du messianisme benjaminien et montrer ensuite quel est son apport pour le christianisme.
Nous avons relevé les caractéristiques suivantes des représentations de Walter Benjamin concernant la venue du Messie et l’advenue du Royaume de Dieu.
Le messianisme de Walter Benjamin comporte, en premier lieu, une dimension théologique présente tout au long de son œuvre, y compris dans les Thèses. Les appendices A et B (non reproduits dans cette contribution) disent encore plus clairement ce caractère théologique, en ce sens qu’ils soulignent l’altérité de la figure du Messie. Celui-ci surgit de façon imprévue et non au terme d’un processus. « Mais l’avenir ne devenait pas pour autant, aux yeux des Juifs, un temps homogène et vide. Car en lui, chaque seconde était la porte étroite par laquelle le Messie pouvait entrer[43]. » Le messianisme présente un accomplissement qui n’est pas possible en dehors de la figure du Messie. Il peut être qualifié de passif, car les croyants attendent dans la confiance la venue soudaine et imprévue de Dieu. Un maître talmudiste du iiie siècle commente ainsi : « Trois choses arrivent sans que nous y prenions garde : le Messie, un objet trouvé et le scorpion[44]. » Dans la même ligne, le fragment théologico-politique connote la représentation du Messie comme celle d’une irruption transcendante. « Aucune réalité historique ne peut elle-même vouloir se rapporter au plan messianique[45]. »
Ce messianisme se donne à lire, en deuxième lieu, comme une attente eschatologique et non apocalyptique. Le thème de la « réparation », autrement dit celui du tikhun hébraïque, ouvre sur une rédemption de ce monde. Les humains aspirent à un royaume de paix d’où la violence sera exclue et où le bonheur, y compris matériel, sera offert à tous et à toutes. Ce messianisme n’apparaît pas comme une sorte d’achèvement de l’histoire. Il ne prédit pas la fin et n’interroge pas, à l’instar des devins, le futur pour savoir de quoi il sera fait. « C’est pourquoi le Royaume de Dieu n’est pas le telos de la dunamis historique, il ne peut être posé comme but[46]. » Nous ne sommes pas ici en présence d’une utopie qui travaillerait à l’aide des ressources imaginatives. Walter Benjamin nous invite à agir dans le présent à l’aide d’images surgies du passé.
Le messianisme permet alors, en troisième lieu, de réhabiliter la force secrète qui réside dans la nostalgie. Au lieu de la décrier, il est judicieux de lui donner une fonction positive. La nostalgie est un souvenir qui prend souvent la forme d’un regret : « Ah, si notre agir avait été différent ! ». Walter Benjamin nous invite à nous remémorer le passé pour y discerner l’inaccompli, non pour le regretter, mais au contraire pour le solliciter. Il nous incite à revisiter le passé, pour y discerner la part d’inachevé qu’il comporte afin de le réparer. La mémoire se fait ici non conservatrice mais créatrice. Il est en ce sens proche des paroles des prophètes juifs, qui bouleversent, secouent, tout en rappelant la promesse de la fidélité de Dieu. Le messianisme stimule notre vie dans le temps présent : « Le temps actuel (Jetztzeit) qui, comme modèle du messianique, résume dans un immense abrégé l’histoire de toute l’humanité, coïncide rigoureusement avec la figure que constitue dans l’univers l’histoire de l’humanité[47]. »
La lucidité extrême de Walter Benjamin ouvre sur une conscience historique que nous pouvons faire notre. L’histoire est habitée au cœur même de ses démentis par des sursauts d’individus isolés qui se lèvent pour protester contre l’injustice du système, tels Martin Luther King, Alexandre Soljenitsyne ou Benazir Bhutto. Ces sursauts permettent à l’histoire de reprendre souffle. Il permet de s’engager dans une compréhension de l’histoire qui se démarque du catastrophisme. Les Thèses ouvrent une autre voie, celle d’une liberté responsable. Conscient de ses limites, de l’inachèvement et de l’inaccompli qui demeurent dans l’histoire présente, l’homme doit œuvrer dans le présent en sachant que tout n’est pas joué et que le petit nain bossu n’a pas encore perdu la partie.
En quatrième lieu, il faut se demander comment s’articulent le moment théologique et le moment profane du messianisme benjaminien. Ces deux aspects peuvent être compris de façon complémentaire. Le Messie est seul capable d’accomplir l’histoire. Mais Dieu accorde une faible force messianique aux humains. Il y a dans cette faiblesse accordée une cohérence, dans la mesure où cette formule permet de reconnaître que les humains ne peuvent pas remplacer le Messie dans son œuvre d’accomplissement. La dunamis, autrement dit les forces qui travaillent dans l’histoire pour amener à un monde plus juste, ne peuvent se fixer comme but de faire advenir le Royaume. Car cette advenue du Royaume par les forces humaines entraîne forcément une confusion entre la fin et les moyens selon l’adage bien connu : « La fin justifie les moyens ». Reconnaître la faiblesse des moyens humains permet d’être délivré de toute tentative de provoquer, par la violence, une transformation (par ailleurs légitime) de la société. Nous interprétons donc la faible force messianique comme une capacité limitée qui contribue certes à orienter l’histoire, mais qui recèle aussi la conscience aiguë que l’être humain ne peut pas hâter la fin. La faiblesse en ce sens est une bénédiction qui empêche d’utiliser la violence, fût-ce au nom du messianisme, pour édifier le Royaume de Dieu. Walter Benjamin a bien vu ce danger quand il écrit : « C’est pourquoi l’ordre du profane ne peut être bâti sur l’idée du royaume de Dieu, c’est pourquoi la théocratie n’a pas un sens politique, mais seulement un sens religieux[48]. » La complémentarité entre le messianisme théologique et la force agissante chez les humains, que l’on pourrait qualifier à bon droit de messianisme anthropologique, se joue dans la réversibilité du théologique et du profane. La visée du messianisme réside dans le bonheur pour l’ensemble des êtres humains. Chez Walter Benjamin, le bonheur représente sans doute une condition humaine libérée de la quête aride d’une recherche du minimum vital pour survivre. De plus, le bonheur est par nature passager. Pleinement compris, il peut devenir un instant d’éternité. C’est par l’idée du bonheur que nous comprenons le mieux le caractère éphémère, passager, évanescent du temps. Ce qui caractérise en effet le bonheur, c’est qu’on ne peut pas le saisir. La prise de conscience de ce caractère éphémère se vit dans la souffrance et le malheur. Ce manque devient le lieu d’une possible émergence de la conscience messianique. L’être humain n’a pas le pouvoir de provoquer lui-même l’instant du bonheur profane, un bonheur qui, une fois vécu, s’enfuit immédiatement dans le passé. Le bonheur consiste alors dans cette capacité de renoncer à capter l’instant, à accorder une valeur absolue et constante à ce qui ne peut être que passager. Autrement dit il réside dans la possibilité de saisir la qualité d’un temps qui nous est donné. Le bonheur véritable ne peut être entrevu « car dans le bonheur, tout ce qui est terrestre aspire à son anéantissement, mais c’est seulement dans le bonheur que cet anéantissement lui est promis[49] ». Le vrai bonheur se dit essentiellement sur le mode d’une aspiration vers son propre dépassement.
En cinquième lieu, les Thèses, qui se situent au croisement du messianisme et du matérialisme historique, permettent aux réalités théologiques de basculer dans le profane et au profane d’être pleinement réhabilité, tout en dénonçant l’aliénation que comporte une quête centrée exclusivement sur le bien-être matériel. Tous ont besoin d’être délivrés de l’aliénation provoquée par la dépendance, dépendants des conditions de production qui aliènent tout à la fois les ouvriers et les patrons. Face à la dictature du prolétariat, il faut préciser que le socialisme tel que Marx le concevait « est précisément cette prise de conscience d’une tâche révolutionnaire par le prolétariat qui, agissant sur le monde, opère en même temps sa propre transformation et met fin à sa déchéance morale et matérielle[50] ».
4. La figure du Messie en christianisme
Nous ne connaissons qu’indirectement Jésus à travers les sources principales que sont les Évangiles écrits plusieurs décennies après la mort de Jésus. Ce que nous percevons de lui, ce sont les échos des croyants, c’est-à-dire les confessions de foi des premières communautés chrétiennes. Celles-ci disent, dans des formes souvent ramassées et dans plusieurs langages, la puissance de Dieu qui ramène Jésus le Crucifié de la mort à la vie. Et si nous parlons aujourd’hui de Jésus comme du Messie, c’est en vertu d’un événement indicible, l’événement de Pâques, qui a permis aux premiers chrétiens d’espérer et d’affirmer que le Jésus terrestre était bel et bien le Christ, autrement dit le Messie. Christ ne désigne pas ici un nom propre mais une fonction, plus précisément celle d’ambassadeur et d’Envoyé de Dieu.
Ce n’est donc qu’au travers du prisme des Évangiles qui racontent les miracles, les paraboles et les récits de la Passion de Jésus, ainsi que leurs expériences de la résurrection du Christ, que nous accédons au Jésus de l’histoire. Les différences entre les quatre Évangiles peuvent être comprises de façon positive par les croyants. Cette variété marque la non-clôture des récits et se fait le signe d’une bonne nouvelle continuée, c’est-à-dire réinterprétée, revécue dans des situations nouvelles.
Il s’agit de faire le deuil de la tentative d’atteindre immédiatement le Jésus de l’histoire. Il nous semble par contre trop schématique d’instaurer une discontinuité totale entre le Jésus de l’histoire et les confessions de foi des premières communautés. Ces confessions de foi ne sont pas seulement une simple attestation formelle de la victoire du Christ sur la mort, mais elles sont structurées également autour du contenu du message de Jésus. Christian Ducoq nous paraît le plus fidèle au donné néotestamentaire. Sur cette question, il propose de penser un double mouvement. Si, selon cet auteur, les confessions de foi au Ressuscité colorent les récits évangéliques, il faut postuler aussi que les confessions de foi sont construites et constituées à partir des éléments de la vie de Jésus. « Le kérygme vit du récit et le récit s’ouvre à l’universel par le kérygme. Sans le récit, le kérygme est une gnose ou une illusion du désir, sans le kérygme le récit tombe dans l’anecdote[51]. »
Il nous faut donc voir quel est le lien entre le kérygme du Crucifié ressuscité et le Jésus historique. Pour la thématique qui est la nôtre, je m’attacherai plus particulièrement à l’attribution du titre de Messie à Jésus. Le rôle messianique de Jésus se comprend à partir de son origine juive. Dans son livre programmatique, Jürgen Moltmann[52] vise à insérer le christianisme dans la continuité la plus grande possible avec la foi et les promesses du Dieu de l’Ancien Testament. Il démontre que la figure du Messie s’enracine dans la foi en la royauté davidique et que cette royauté est marquée par le service et la souffrance. Le Messie, le serviteur souffrant, est aussi le prince de la Paix dont Jésus devient la figure singulière. Les textes du Deutéro-Esaïe offre une anticipation des titres attribués à Jésus, Esaïe 53 étant érigé au rang de texte phare, car il exprime le mieux le sens de la mort du Christ pour nous.
Parmi tous les titres en lien avec la messianité de Jésus, il nous semble important de rappeler celui de Fils de l’homme. Ce titre est en effet essentiel pour notre propos car il décloisonne un messianisme qui pourrait être enfermé dans le nationalisme. Elle indique que Jésus le Messie accomplit la totalité de la vocation de l’humain appelé à devenir image de Dieu. Cette appellation renvoie à l’universalité de la mission confiée à Jésus. La figure de ce dernier, telle qu’elle est confessée par les premiers chrétiens, est marquée de façon décisive par la confiance absolue manifestée par Jésus en Dieu le Père. Cette confiance le rend libre et en particulier libre devant la mort. Or cette liberté d’action et de paroles se manifeste précisément en reprenant à son compte les titres qui lui sont attribués et les attentes projetées sur lui, mais elle les transforme. Ainsi, Jésus reprend les réalités évoquant la libération messianique : « Allez rapporter à Jean ce que vous avez vu et entendu : les aveugles retrouvent la vue, les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent, la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres, et heureux celui qui ne tombera pas à cause de moi. » (Lc 7, 22-23) Pourtant, « [Jésus] ne sacrifie pas au modèle messianique dominant. En témoigne l’épisode de la confession de Pierre selon Mc 8, 27-29 : ‘Qui suis-je au dire des hommes ?’ Les disciples répondent : ‘Jean le Baptiste, pour d’autres Elie, pour d’autres l’un des prophètes… et Pierre de répondre ‘ Tu es le Messie’, alors il leur enjoignit sévèrement de ne parler de lui à personne. Cet épisode a été remanié par la communauté pascale. Il vise à justifier à la fois la déclaration de messianité de Jésus, et le souvenir que sa vie ne correspondit pas aux modèles courants de vie messianique. Il indique donc indirectement que Jésus historique a marqué son éloignement de l’opinion dominante, et a récusé pratiquement toute identification aux modèles proposés[53] ».
Connaissant les attentes apocalyptiques de leur temps, les Évangiles insistent pour nous présenter Jésus comme celui qui, par ses guérisons, par la narration des paraboles ainsi que par son comportement face aux rigidités excluantes des lois juives et des conventions sociales de son époque, insiste sur la proximité du Règne de Dieu. Il manifeste ainsi l’inattendu de la venue du Royaume de Dieu. Mais en quel sens est-il alors possible d’affirmer que Jésus ouvre sur une espérance de type messianique, et quelles en sont les incidences pour la vie des chrétiens aujourd’hui ? Pour répondre à ces questions, les réflexions de Giorgio Agamben nous intéressent à plus d’un titre, car il opère des liens avec bon nombre d’affirmations des thèses benjaminiennes ; mais surtout, il déploie une compréhension messianique de la théologie paulinienne. Cet auteur rompt le consensus dominant qui fait de Paul le fondateur de l’universalisme chrétien et l’apôtre de la justification par la grâce seule. Il montre au contraire que le Tarsiote se fait le continuateur exigeant et radical du messianisme juif. Pour étayer cette thèse, le philosophe italien déploie des arguments de types philologique, théologique, éthique et philosophique.
D’un point de vue philologique, l’auteur écrit avec raison : « chaque lecture et chaque nouvelle traduction du texte de Paul doit partir d’un présupposé : christos n’est pas un nom propre mais dès la Septante, la traduction grecque du mot hébreu mašiah qui signifie l’oint, c’est-à-dire le messie. Paul ne connaît pas Jésus Christ mais Jésus messie, ou bien le messie Jésus, comme il l'écrit de manière indifférenciée[54]. »
Le livre de Giorgio Agamben se donne à lire comme un commentaire du verset 1 du chapitre 1 de l’épître aux Romains que je restitue ici dans la traduction littérale qu’il en propose : « Paul esclave du messie Jésus appelé envoyé séparé pour (la) bonne nouvelle de Dieu » (p. 229). Les versets suivants attestent d’ailleurs le lien avec le messianisme juif : « Cet Évangile qu’il avait déjà promis par ses prophètes dans les Écritures Saintes concerne son Fils, issu de la chair de la lignée de David » (Rom 1, 2-3). Le début de l’épître récapitule l’ensemble du propos paulinien : la bonne nouvelle de la libération messianique que Paul est appelé à transmettre.
À cet argument philologique s’ajoutent les arguments théologiques. L’herméneutique paulinienne du temps renvoie au temps messianique. Paul l’envoyé parle à partir de la venue du Messie. Le temps dont il use est le présent, « ho nun kairos », « le temps de maintenant ». Schématiquement nous pouvons dire que, pour Paul, jusqu’à la mort et la résurrection du Christ, il existe le temps qui s’écoule, le chronos ; dès la résurrection, le temps se contracte jusqu’à la parousia qui signifie la pleine présence du Messie, le « retour du Christ ». Ce retour coïncide avec le jour de la colère et la fin des temps. Sur ce point, il y a jonction entre le messianisme de Paul et les courants apocalyptiques. Pourtant, le temps messianique se distingue d’une compréhension apocalyptique du temps. L’apocalypticien se fait le porte-voix d’une communauté opprimée pour qui l’attente, en raison même de ses détresses devient insoutenable. Par des visions à la fois grandioses et terrifiantes, l’apocalypticien décrit les formes multiples que prend le Mal. Il en appelle au jugement de Dieu qui sera rétabli au dernier jour. Les récits de l’Apocalypse ne parlent pas du dernier jour, ce jour-là n’appartient qu’à Dieu et nul ne peut en parler. Mais les courants apocalyptiques se placent à minuit moins quelques minutes avant l’arrivée du dernier jour. Leur message comporte aussi une dimension existentielle : « Tenez bon, persévérez, attendez dans la confiance que Dieu fasse son œuvre le jour du jugement ». Cette compréhension de la fin des temps doit être distinguée du temps messianique. Ce dernier est en somme le temps qui reste, ou pour parler avec l’apôtre, « le temps qui se resserre » : « Voici ce que je dis, frères : le temps est écourté » (1 Co 7, 29). Quelle est alors la spécificité du temps messianique selon Paul ?
Paul décompose l’événement messianique en résurrection et en fin des temps. Le temps de transition entre la résurrection du Christ et la fin des temps s’est singulièrement allongé, au point que l’on peut se demander si le retard de la parousie ne rend pas l’attente vaine. Pour surmonter cet obstacle, Giorgio Agamben redonne au mot parousie son sens premier de présence. La parousie renvoie à une présence dans le temps, appelé kairos, ce temps s’inscrit dans le chronos qui, lui, présente un déroulement linéaire. Pour comprendre le sens de ce kairos, il faut prendre acte d’une différence de perception. Si l’esprit humain a l’expérience du temps, il n’en possède pas sa représentation : pour le représenter, il doit donc recourir à une construction spatiale, appelée image-temps (voir p. 109). Il faut prendre acte de cet écart entre la représentation, autrement dit l’image que nous nous faisons du temps, et l’expérience que nous avons du temps. Comment concilier ces deux réalités qui sont en décalage l’une par rapport à l’autre ? Le temps représenté par la chronologie est en partie une illusion parce qu’il va plus vite que le temps vécu. L’idée de la représentation n’en est jamais sa réalisation. Pour effectuer une synthèse entre ces deux perceptions différentes, Giorgio Agamben introduit, à la suite de Gustave Guillaume, « le temps opératif » qui est précisément le temps qui nous reste pour effectuer le parcours entre le temps représenté et le temps effectif. Ce parcours nous permet de réaliser que nous n’avons pas de temps qui nous appartiendrait, au sens étroit d’une possession, mais qu’en réalité nous sommes aussi de ce temps qui est par nature irrévocable et irréversible.
Notre perception du temps nous fait voir uniquement le temps chronologique qui est un temps qui nous dévore, et dont nous manquons de façon chronique. Nous sommes alors spectateurs impuissants de ce temps qui passe. Nous le subissons. Grâce au temps opératif, nous sommes dans une prise de conscience qui nous oblige à retravailler en profondeur notre rapport au temps chronologique, qui nous révèle la densité du temps, et donc son caractère précieux. Le temps opératif, Giorgio Agamaben le nomme « le temps messianique » (p. 113). C’est un temps qui reste pour achever notre réelle vocation humaine. « Le samedi – le temps messianique – n’est pas un autre jour, homogène à tous les autres : c’est plutôt l’intime décalage dans le temps à travers lequel on peut – à un poil près – saisir le temps et le porter à son achèvement » (p. 119-120). Cette prise de conscience entraîne un style de vie qui évite de donner aux occupations de ce monde une importance ultime et absolue. Cette optique permet alors de comprendre la dimension éthique étroitement liée à la condition messianique du croyant. Dans cette perspective, Paul insiste sur le bon usage du temps présent. Pour expliciter ce bon usage, Giorgio Agamben livre une exégèse suggestive de 1 Co 7, 17-32, dont voici les extraits essentiels : « Que chacun demeure dans la condition où il se trouvait quand il a été appelé. Etais-tu esclave quand tu as été appelé ? Ne t’en soucie pas ; au contraire, alors même que tu pourrais te libérer, mets plutôt à profit ta condition d’esclave. […] Voici ce que je dis, frères : le temps est écourté. Désormais, que ceux qui ont une femme soient comme s’ils n’en avaient pas, ceux qui pleurent comme s’ils ne pleuraient pas, ceux qui se réjouissent comme s’ils ne se réjouissaient pas, ceux qui achètent comme s’ils ne possédaient pas. » Ce passage est consacré à l’appel des hommes et des femmes à vivre dans le monde présent tout en n’absolutisant pas les réalités qui le constituent. Pour décrire la vie en Christ, Paul utilise le terme technique paulinien du « hos me » qui signifie « comme si… ne pas[55] ». Ce terme apparaît comme un tenseur spécial non pas entre un terme et un autre (comme c’est le cas dans Mt 18, 3 : « Si vous ne devenez pas comme des enfants, non, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux » ; l’être adulte est mis en tension ici avec l’enfance), mais entre deux termes semblables. Ainsi Paul affirme : « Que ceux qui pleurent soient comme s’ils ne pleuraient pas » (1 Co 7, 30). La tension messianique n’est donc pas une fuite vers un ailleurs de sa situation, vers un autre état ou un autre monde. Elle n’occulte pas le vécu. Le messianisme n’est pas une traque de l’ancien pour y installer le nouveau. Il est passage, car « elle passe la figure de ce monde » (1 Co 7, 31b) (voir p. 44-47).
Une vie messianique signifie donc vivre dans le lieu et le temps qui nous est donné de vivre, sans se laisser engluer et enliser dans la situation qui est la nôtre. La vie messianique se caractérise par la "juste distance" par rapport à ce monde dont on connaît la puissance de séduction. Mais comment conquérir cette juste distance, cette attitude foncière qui, sans jamais tomber dans le cynisme, se déprend, se distancie de tout ce que nous avons tendance à surinvestir ? Un élément de la réponse se trouve dans le terme usage : vivre de manière messianique signifie faire bon usage de sa vocation humaine. Dans le bon ou le mauvais usage du « temps écourté » (1 Co 7, 29) se joue l’adéquation à la vocation adressée à chaque croyant. Les chrétiens savent que le temps est « resserré ». Or cette concentration du temps donne toute sa valeur à ce qui est vécu ici et maintenant. Il s’agit bien de se concentrer sur l’essentiel en évitant de donner aux apparences une importance décisive.
Après avoir examiné la notion particulière du temps messianique, Giorgio Agamben présente un deuxième argument théologique autour de la notion de Klesis que l’on peut traduire par « classe » ou encore par « condition » à la fois anthropologique et sociale. « Que chacun demeure dans la condition où il se trouvait quand il a été appelé. » (1 Co 7, 20) La vocation messianique n’ouvre pas sur de nouveaux droits, mais elle inaugure une nouvelle manière d’être et de se comporter dans le monde, faisant usage de liberté, c’est-à-dire en acceptant de restreindre sa soif de liberté pour la subordonner à l’appel du Christ. Cet appel nous invite à dire notre dépendance de frères et de sœurs. Comment comprendre cette « condition » dans laquelle chacun est invité à demeurer ? L’exégèse classique de ce passage de Paul justifie cette acceptation de sa condition sociale au nom précisément du temps écourté. Il ne sert à rien de changer. Cette argumentation est superficielle et ne rend pas justice aux tensions inscrites dans cette page de l’apôtre : « l’esclave appelé dans le Seigneur est un affranchi du Seigneur, celui qui a été appelé dans la condition d’homme libre devient esclave du Christ » (1 Co 7, 22). Le philosophe italien jette un pont entre ces versets pauliniens qui traitent de la situation dans le monde d’une part, et de la pensée marxiste d’autre part. Ce passage paulinien devient alors une des clefs qui nous ouvrent à la compréhension des Thèses. Giorgio Agamben postule une indétermination sémantique puisque le terme klesis signifie à la fois « vocation », puis, comme c’est le cas chez Martin Luther, « profession » ou « état dans lequel l’homme ou la femme se trouve ». Il désigne enfin, chez Karl Marx et Max Weber, la « classe » au sens sociologique du terme. Le terme de classe apparaît dans le vocabulaire de Karl Marx pour désigner la bourgeoisie. Par l’acquisition de richesses, la bourgeoisie a enlevé les anciennes marques de distinctions entre les humains (celles de la noblesse, celles des roturiers…) qui prévalaient jusque-là. La classe bourgeoise et le système de production et de gains qu’elle a mis en place introduisent une distance entre la vie individuelle personnelle et son aliénation produite par la division du travail. Dans cette perspective, et pour Karl Marx, le prolétariat, qui incarne le mieux cette aliénation entre l’individu et son travail, doit être libéré. Le parallèle élaboré par Giorgio Agamben s’établit dès lors comme suit : « Exactement comme la classe représente la dissolution de tous les milieux et l’émergence d’une fracture entre l’individu et sa propre condition sociale, la klesis messianique signifie l’évacuation et l’annulation de toutes les conditions juridico-factuelles par le comme non (c’est-à-dire par le "comme si … ne pas"). » (p. 54)
Le prolétariat n’accède à cette visée universelle que s’il s’auto-supprime. Pour Marx, le parti ne devait pas devenir une sorte de nouvelle classe. Le parti avait une fonction stratégique et représentait une figure historique et contingente. S’il succombe à la tentation de devenir un parti ou une nouvelle classe bourgeoise, comme ce fut hélas le cas sous le bolchevisme puis dans les communismes d’État, il cherche alors à assouvir ses propres privilèges plutôt que de rester fidèle à sa vocation révolutionnaire.
Arrivés à ce point, nous pouvons faire le lien entre le messianisme paulinien et le messianisme marxien de Walter Benjamin. Le matérialisme historique incite à prendre radicalement en compte les conditions matérielles des êtres humains et leur état. Mais en même temps, en suivant Walter Benjamin, le matérialisme historique a besoin du petit nain théologique pour lui rappeler que le Royaume de Dieu n’est pas encore de ce monde. Il s’agit dès lors de maintenir l’exhortation de la première lettre aux Corinthiens. Ce passage biblique invite précisément à prendre en compte la tension entre la condition sociale et l’appel reçu par le Messie. La condition chrétienne dans le monde ne peut et ne doit être spiritualisée. La vie intérieure et la vie extérieure sont en interaction constante. En même temps, il ne s’agit pas de ravaler l’Évangile au rang de matérialisme plat. La situation dans laquelle l’appel à la vocation humaine a retenti devient elle-même une interpellation et un appel. L’appel à la libération proposé par le Christ renvoie en effet à une liberté en vue d’apporter la liberté aux autres. Elle consent donc à se limiter parce qu’elle prend conscience qu’elle est insérée dans une communauté sociale et messianique. Elle est libération des dépendances et des possessions qui empêchent l’être humain de chercher des rapports personnels et sociaux justes avec autrui.
L’examen de l’écrit de Giorgio Agamben est sans nul doute suggestif : son insistance à réhabiliter le messianisme de Paul est bienvenue. Qu’il y ait une constellation de pensées entre l’apôtre Paul, Karl Marx et Walter Benjamin est, à n’en pas douter, exacte ! Le compte-rendu effectué ci-dessus en montre l’intérêt. Par contre, la radicalité du propos provoque une faiblesse. Peut-on vraiment affirmer que Walter Benjamin avait « la traduction de Luther sous les yeux » (p. 219) ? De plus, Le lien effectué par le texte Agesilans Santander et l’ange de satan (l’écharde dans la chair de 2 Co 12, 7) me paraît vraiment par trop conjectural. Enfin, dire que tout le vocabulaire des Thèses est marqué du sceau paulinien[56] me paraît erroné. La thèse finit par annexer le messianisme juif au messianisme chrétien.
5.Conclusion
Enrichis par la lecture des Thèses, reprenons la question qui a motivé notre recherche : que pouvons-nous espérer au point que notre vie en dépende ?
Les lieux de réflexion suivants s’ouvrent à nous :
D’abord il faut relever un point de convergence fondamental : l’indétermination quant à la date, ou au moment de l’apparition ou de la réapparition du Messie. Le messianisme benjaminien rejoint sur ce point les diverses formes d’espérances chrétiennes. Ce caractère imprévu trace une frontière avec tous les devins qui souhaitent lever un coin du voile pour voir ce que le futur nous réserve. Cette incertitude foncière, de nature épistémologique, est liée à l’espérance car le futur, pour garder sa nature de futur, doit conserver ce facteur d’incertitude.
En deuxième lieu, les Thèses rendent attentifs au fait que l’espérance se décline dans une lecture non objectivante de l’histoire. Il faudrait reprendre la manière même dont nous parlons d’histoire du salut. Cette manière de se situer dans le temps et dans l’espace est empruntée au geste théologique de l’auteur de Luc / Actes, elle dénote d’une représentation linéaire et mythologique du temps. Dans l’Occident chrétien, cette compréhension de l’histoire à partir des grands événements a structuré l’année ecclésiastique. Noël, Vendredi Saint, Pâques, l’Ascension, Pentecôte rythment l’année liturgique.
Il serait erroné de balayer cette manière de faire : on n’efface pas, même pour de bonnes raisons, des traditions qui ont imprégné toute la conscience de l’Occident. Pour se dégager d’une lecture réifiante de l’histoire du christianisme, la remémoration est nécessaire. Elle renvoie à une appropriation par la liturgie de la dramaturgie chrétienne. Or par l’usure inévitable du temps et de la force de l’habitude qui érode toute tradition, nous avons perdu la conscience que le christianisme se joue dans un combat contre toutes les formes que prend le Mal. La remémoration signifie aussi le rappel des dangers encourus dans l’histoire. Pour Walter Benjamin, le pire a été possible et il peut hélas se reproduire. Ce pessimisme crée un lien entre eschatologie et apocalyptique, comprise cette fois dans le sens usuel de catastrophe. La lecture du passé comporte une fonction d’avertissement : il faut prévenir, éviter les écueils du passé. Si l’on exclut le moment de la catastrophe, alors la thèse de l’imprévisibilité tombe. Il faut redire que tout est possible, que rien n’est joué, ni dans le sens d’un rétablissement, ni dans celui d’un désastre.
Et c’est peut-être ici que se situe la différence entre une lecture chrétienne et la lecture benjaminienne. La dramaturgie chrétienne est portée en son cœur par une promesse qui a été tenue une fois, et une seule fois suffit. L’eschatologie est confiante dans le temps parce que celui-ci appartient à Dieu. Le croyant, solidaire de tous les messianismes et de tous les humanismes, s’adosse avec confiance à la promesse accomplie. Elle colore différemment son espérance transformée. Mais pour éviter tout triomphalisme, il faut rappeler qu’en christianisme, Jésus le roi des juifs est confessé comme le roi, mais il est ce roi en tant que Messie crucifié (Jean 19, 20). Le messianisme chrétien confesse que la figure de Messie n’est pas homogène aux attentes immédiates. Il invite au décentrement, au décalage par rapport à nos attentes spontanées.
De plus, la promesse accomplie ne transforme pas l’attente en une attente quiétiste, et sur ce point la remémoration proposée par Walter Benjamin offre un troisième lieu de réflexion : la reprise critique de nos traditions. Précisons qu’il ne s’agit pas de faire l’inventaire fastidieux et souvent stérile des manquements et des fautes commises par le passé. La reprise n’est pas ressassement, mais attention réelle aux espérances déçues. Dans leurs potentialités, ces dernières peuvent créer une nouvelle constellation pour le christianisme. Cette constellation s’entraperçoit quant nous relisons l’histoire de l’Occident chrétien, entendue ici aussi comme l’histoire de l’interprétation des Écritures et des dogmes. Force est de constater alors que la christologie s’est transformée en métaphysique lointaine et spiritualisée. Le symbole de Nicée Constantinople insiste sur la filiation du Fils et du Père, mais cette insistance se fait trop lourde quand elle occulte le ministère galiléen de Jésus. Ce ministère comporte un "style de vie" déterminé par des paroles et un comportement qui traduisent, en les subvertissant, les attentes messianiques de son temps. Les croyants du ier siècle sont bel et bien appelés à dépasser un messianisme national et violent pour se mettre au service de "la violence pure" du Règne et de la justice de Dieu. La chartre de ce Règne est donnée dans le sermon sur la montagne. N’est-il pas temps de reconnaître que le noyau concret de la christologie contient des promesses messianiques qui engagent sur ce chemin de la libération offert pour tous ceux qui sont désespérés ?
Les Thèses ouvrent, en troisième lieu, un nouveau chantier, celui de l’attribution des biens spirituels confiés aux vaincus de l’histoire. Cet examen des potentialités données aux perdants historiques nous invite à nous attarder aux moyens consacrés à la venue du Règne. Comment dépasser les rapports de force[57] dans un combat non violent mais efficace ? Dans son livre Der listige Jesus[58], Ulrich Mauch montre que les qualités citées par Walter Benjamin, telles que le courage, l’humour, la ruse ou l’inébranlable fermeté, sont des moyens essentiels pour lutter contre toutes les simplifications du réel imposées par ceux qui veulent faire triompher leur vision du monde par la force, et assouvir leur propre puissance. Cette lutte inégale, au service de la "violence pure" de Dieu, ouvre sur la réalité du bonheur si chère à l’auteur des Thèses. Ce bonheur paradoxal dont parlent les Béatitudes : « Heureux ceux qui se savent pauvres en eux-mêmes car le Royaume des cieux est à eux. » (Mt 5, 3, traduction en français courant).
[1] Jean-Christophe Aeschlimann, « Éditorial », Coopération 52 (24 décembre 2007), p. 3.
[2] Traditionnellement, ce terme désigne en théologie les réalités dernières.
[3] Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Id., Œuvres, trad. de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais No 374 », 2000, t. III, p. 427-443. Version allemande : Walter Benjamin, « Über den Begriff der Geschichte », in Id., Gesammelte Schriften, herausgegeben von Rolf Tiedemann und Hermann Schweppenhäuser, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 19782 [1974], I.2, [abrégé par la suite en GS suivi des numéros de volume et de tome, p. 691-704.
[4] Pour une biographie complète, on lira Tilla Rudel, Walter Benjamin, l’ange assassiné, Paris, Mengès, coll. « Destins », 2006.
[5] Walter Benjamin, « Les affinités électives de Goethe », in Id., Œuvres, trad. de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais» 374, 2000, t. I, p. 395. Pour un commentaire de cette sentence, voir Françoise Proust, L’histoire à contretemps, le temps historique chez Walter Benjamin, [abrégé par la suite en L’histoire à contretemps], Paris, Cerf, coll. « Biblio Essais 4278 », 1994, p. 102.
[6] Michael Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie. Une lecture des thèses "Sur le concept d’histoire", [abrégé par la suite en Avertissement d’incendie], Paris, PUF, 2001. Je reprends explicitement la traduction des thèses opérées par cet auteur parce qu’elles sont les plus fidèles à l’original allemand. Lorsque je m’écarte de cette traduction, je le mentionne. J’utilise alors soit l’original allemand, GS I.2, op. cit. p. 691-704, soit la version française rédigée par Walter Benjamin lui-même. Cette dernière est tirée de Walter Benjamin, GS I.3, op. cit, Editorischer Bericht, Anhang p. 691-704, commentaires p. 1260-1266. Dans de rares cas, pour des raisons d’élégance littéraire, je me réfère à la traduction proposée par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch. Je le mentionne alors spécifiquement.
[7] Walter Benjamin, Zeugnisse zur Entstehungsgeschichte, in Id., GS V.2, p. 1181.
[8] Cité par Françoise Proust, L’histoire à contretemps, op. cit., p. 35.
[9] Voir Michael Löwy, op. cit., p. 30-31.
[10] Voir Maximilien Rubel, Pages choisies de Karl Marx pour une éthique socialiste, Paris, Marcel Rivière et Cie, 1948, p. XXXI.
[11] C’est nous qui soulignons.
[12] Voir Françoise Proust, L’histoire à contretemps, op.cit., p. 74.
[13] Version française rédigée par Walter Benjamin, GS I.3, p. 1260.
[14] Cf. Original allemand, GS I.2, op.cit., p. 693 : « Die Vergangenheit führt einen heimlichen Index mit, durch den sie auf die Erlösung verwiesen wird. »
[15] Pour une définition de ce terme, voir Jürgen Moltmann, Jésus le Messie de Dieu, [abrégé par la suite Jésus le Messie], traduit de l’allemand par Joseph Hoffmann, Paris, Cerf, 1993, p. 49.
[16] Jürgen Moltmann, Jésus le Messie, op. cit., p. 32.
[17] Ibid.
[18] Walter Benjamin, « Franz Kafka », in Id., GS II, op. cit., p. 432, cité par Françoise Proust, L’histoire à contretemps, op. cit. p. 177.
[19] Voir Jeanne Marie Gagnebin, Histoire et narration chez Walter Benjamin, Paris, Ed. L’Harmattan, 1994, p. 10-29.
[20] Version française rédigée par Walter Benjamin, GS I.3 op. cit., p. 1261. Michaël Löwy traduit erlösten par « rédimée ».
[21] « Jeder ihrer gelebten Augenblicke wird zu einer citation à l’ordre du jour - welcher Tag eben der jüngste ist. » (Walter Benjamin, GS I.2, op. cit., p. 694).
[22] Michael Löwy, Avertissement d’incendie, op. cit., p. 46.
[23] Nous citons ici la traduction de Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, voir Œuvres, t. III, op. cit., p. 430.
[24] La version française comprend en outre une citation de Dante qui dit : « C’est une image unique, irremplaçable du passé qui s’évanouit avec chaque présent et qui n’a pas su se reconnaître visé par elle », GS I.3, op. cit. p. 1261. La Thèse V se trouve déjà partiellement dans l’article de Walter Benjamin consacré à « Edouard Fuchs, collectionneur et historien », in Id. Œuvres, t. III, p. 175. La phrase entre parenthèses figure seulement dans quelques variantes des Thèses. Nous la reprenons dans la traduction qu’en fait Michaël Löwy, Avertissement d’incendie, op. cit., p. 48.
[25] Pour cette image, voir Alexis Nouss, « L’ange traducteur. Théorie de la traduction et théorie de l’histoire chez Walter Benjamin », in Klaus Garber, Ludger Rehm (éd.), Global Benjamin, Internationaler Walter-Benjamin-Kongress 1992, München, Wilhelm Fink Verlag, 1999, p. 322-330.
[26] Nous suivons ici Françoise Proust, L’histoire à contretemps, op. cit., p. 19-20.
[27] Ibid., op. cit, p. 24.
[28] Pour cette thématique, voir Jeanne Marie Gagnebin, op. cit., p. 146-166.
[29] Cité par Helmut Thielen, « Eingedenken Walter Benjaminus theologischer Materialismus », in GS III, p. 1371. Voir aussi Jeanne Marie Gagnebin, op. cit., p. 146.
[30] Pour cette description, voir Françoise Proust, L’histoire à contretemps, op. cit., p. 36-45.
[31] Cité par Françoise Proust, L’histoire à contretemps, op. cit., p. 30.
[32] Ibid., p. 28.
[33] Walter Benjamin, « Anhang A », in Id., GS I.2, p. 704.
[34] Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire, Paris, Gallimard, 2006, p. 220-221 (citation p. 221).
[35] Walter Benjamin, GS I.3, op. cit., p. 1263.
[36] Michael Löwy, Avertissement d’incendie, op. cit., p, 58.
[37] Pour ce développement, nous suivons Françoise Proust, L’histoire à contretemps, op. cit., p. 180-194.
[38] Ibid., p. 188.
[39] Walter Benjamin, GS I, p. 184, cité par Françoise Proust, L’histoire à contretemps, op. cit. p. 190.
[40] Je m’appuie ici sur Michael Lövy, Avertissement d’incendie, op. cit., p. 76-79.
[41] Version française de Walter Benjamin, GS I.3, p. 1263-1264.
[42] Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire, op. cit.
[43] Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 443.
[44]Cité par Jürgen Moltmann, Jésus le Messie, op. cit., p. 47.
[45] Walter Benjamin, « Le fragment théologico-politique », in Id., Œuvres, t. III, op. cit., p. 263.
[46] Ibid.
[47] Walter Benjamin, Thèse XVIII, in Michaël Löwy, Avertissement d’incendie, op. cit., p. 117.
[48] Walter Benjamin, « Fragments théologico-politique », op. cit., p. 264.
[49] Ibid.
[50] Maximilien Rubel, Pages choisies pour une éthique socialiste, Paris, Librairie Marcel Rivière et Cie, 1948, p. XXIX.
[51] Christian Duquoc, op. cit., p. 81.
[52] Jürgen Moltmann, Jésus le messie de Dieu, op. cit., p. 35.
[53] Christian Duquoc, op. cit., p. 154.
[54] Giorgio Agamben, Le temps qui reste, un commentaire de l’épître aux Romains, [abrégé par la suite en Le temps qui reste], traduit de l’italien par Judith Revel, Paris, Payot & Bibliothèque Rivages, 2000, p. 32. Dans les pages qui suivent, nous citons plusieurs fois cet auteur ; c’est la raison pour laquelle nous mentionnerons les pages citées sans autres références et dans le corps du texte.
[55] Giorgio Agamben, Ibid., p. 44.
[56] Giorgio Agamben, Ibid., p. 224.
[57] Ces rapports sont présents dans les Thèses par le thème de la lutte des classes, thème que nous pouvons reprendre tel quel parce que vivons ici en Europe avec une grande majorité de la population que l’on peut qualifier de classe moyenne.
[58] Ulrich Mauch, Der listige Jesus, Zürich, Theologischer Verlag, 1992.