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Marcher à la suite du Christ

 

 I. De la fascination des figures médiatiques 

 

1. Les figures religieuses dans les médias

Les médias s’intéressent aujourd’hui aux grandes figures religieuses. Leurs voyages sont suivis d’émissions de télévision, et des biographies leur sont consacrées. Comment ne pas penser ici au ministère du pape Jean-Paul II ainsi qu’à ses funérailles, suivies avec ferveur par plusieurs millions de fidèles ? Dans un registre un peu différent, on évoquera aussi les figures de Sœur Emmanuelle et de l’abbé Pierre, qui incarnent l’amour désintéressé. Pour preuve de cet engouement, on nommera enfin Monseigneur Gaillot qui se fait courageusement le chantre d’un christianisme proche des démunis et des exclus de notre société.

Ces figures de proue suscitent l’engouement, en particulier chez les adolescents. Mais comment évaluer théologiquement et pratiquement cette médiatisation des figures religieuses ? Est-elle l’alliée de la transmission de l’Évangile ? Suscite-t-elle vraiment un engagement pour le Christ ? Il faut oser cette question, car l’envers du décor médiatique existe aussi. Le diagnostic est connu : crise des vocations sacerdotales, érosion lente mais continue de la pratique dominicale, difficulté de trouver des bénévoles. Dans les coulisses, loin des sunlights, des catéchistes, des agents pastoraux, des prêtres et des pasteurs doivent déployer des trésors d’ingéniosité et faire preuve d’une ténacité sans faille pour affronter, dans la durée, la transmission de l’Évangile dans leur « lieu de vie ». On relèvera que le décalage entre l’engouement médiatique et l’engagement sur le terrain est révélateur de l’ensemble du paysage religieux de ce début du vingt-et-unième siècle. Face aux manifestations religieuses, nos contemporains oscillent entre fascination et désenchantement. Les grandes figures religieuses chrétiennes porteuses de repères forts suscitent la fascination, et indiquent que la quête spirituelle d’aujourd’hui se cristallise autour de personnes qui possèdent l'autorité et le charisme de la communication moderne. Mais cette fascination s’inscrit pourtant sur la toile de fond d’un certain désenchantement face aux Églises[1]. Ce défi semble de plus en plus difficile à relever dans notre contexte contemporain. En effet, en ce début de xxisiècle, le vernis de la tolérance affichée craquelle très vite lorsque l’on se déclare ouvertement chrétien. Les lézardes du mur de l’indifférence polie laissent suinter un vieux soupçon d’hypocrisie. Et une majorité reprochera assez vite aux croyants de ne pas vivre l’amour désintéressé que le Nouveau Testament prône pourtant.

Le but de cette contribution est de réfléchir à ce décalage : comment interpréter et penser, dans le cadre du catéchisme, l’écart entre l’engouement médiatique et la réalité quotidienne d’une difficile militance ? Comment permettre aux destinataires de la catéchèse de devenir des témoins engagés qui puissent attester à leur tour de leur appartenance au Dieu de Jésus Christ ? 

Je tenterai deux lectures successives du phénomène de médiatisation du religieux. En premier lieu, nous regarderons d’un point de vue psychosociologique ce qui nous attire dans ces figures médiatiques. Puis, dans le cadre d’une lecture théologique, nous focaliserons notre attention sur la condition chrétienne. Nous vouerons un soin plus particulier à l’examen de la relation entre le Christ et ses disciples. Que doivent faire ces derniers ? Que signifie pour les chrétiens d’aujourd’hui l’injonction à imiter le Christ et à se référer à des figures qui jouent le rôle exemplaire de la vie chrétienne ?

Une troisième partie nous permettra de nouer la gerbe et de préciser à quelles conditions une figure médiatique religieuse célèbre peut inspirer un comportement chrétien.

 

II. De la nécessité et des limites des modèles

Pour grandir, l’être humain a besoin de figures et de modèles auxquels il peut se mesurer. Les discours sur la liberté et le droit de choisir sont sur ce point trompeurs. Le conformisme n’a pas disparu. Sous couvert de liberté, notre société a mis en place un individualisme de masse qui finalement n’a que l’illusion de ses choix. Et ceux et celles qui veulent rester intégrés dans la société moderne doivent en suivre les règles implicites. Les diverses publicités fournissent ici un bel exemple des standards ambiants qui commandent les comportements et auxquels il faut se conformer pour rester à la page de notre siècle. Pour de bonnes raisons, nous nous méfions tous des modèles. Nous ne supportons plus ceux d’hier - certains se rappellent peut-être que leurs parents les appelaient à devenir des enfants modèles - et ceux d’aujourd’hui agacent - nous nous rendons compte des pièges que recèle une adhésion sans faille au « top model ». 

Hier comme aujourd’hui, les êtres humains recherchent des lieux d’identification et des personnes de référence. Mais la manière de se référer à ces personnes a évolué.

Il vaut la peine d’examiner d’un peu plus près les dernières évolutions du paysage télévisuel[2].

Analysant le phénomène de la téléréalité, Serge Tisseron montre que deux grands modèles structurent l’imaginaire de nos contemporains : la figure du héros mythologique, et celle du héros quotidien[3].

La figure du héros mythologique incarne les idéaux des jeunes et les invite au dépassement d’eux-mêmes ; elle nourrit leur soif d’absolu. Ce type de héros reste lointain. Cette projection hors de soi-même, dans la vie d’un autre, n’entretient pas un rapport avec le réel immédiat. Ce sont ces héros qui nourrissent le rêve : qui n’a pas souhaité devenir un marcheur de l’espace ou un as du ciel ? Si les films du genre de Top Gun n’ont pas déserté le petit écran et les vidéothèques, on notera dans le même temps que d’autres héros mythologiques sont représentés avec moins d’irréalité. Les conquérants prennent souvent un visage plus humain, en devenant plus fragiles et plus sensibles à la détresse d’autrui[4].

Les héros mythologiques n’ont pas disparu, mais ils cohabitent désormais dans l’imaginaire des jeunes avec les « héros de la banalité[5] ».

La téléréalité met en scène non plus des figures exceptionnelles, mais des personnes de la vie ordinaire. Elles se font plus proches des enjeux de la vie quotidienne. Les propos tenus par les acteurs concernent tout un chacun : la confrontation entre les participants, arrivant dans le lieu du tournage avec leur tempérament, leur caractère, leur origine sociale, leurs relations particulières à la famille et leur parcours professionnel, ressemble à ce que le téléspectateur ou la téléspectatrice peut vivre potentiellement. Ces figures médiatisées du quotidien expriment ainsi les questions et les aspirations des jeunes téléspectateurs. Dans la construction sociale de leur identité, les adolescents découvrent à travers la télévision des grands frères et des grandes sœurs. Ils leur montrent en direct non seulement comment les relations entre copains se gèrent mais aussi comment on communique à leur sujet. Si la téléréalité constitue une mise-en-scène, elle a la particularité d’être commentée par les acteurs eux-mêmes. Elle se veut une relecture constante de ce qui se passe. L’événement - un repas, un jeu, un chant - n’est pas suffisant pour créer le spectacle. La narration en constitue le deuxième ingrédient indispensable. La matière des commentaires est fournie par l’interprétation relationnelle, sentimentale et émotionnelle de l’événement filmé en direct. Ce qui intéresse les téléspectateurs, ce ne sont pas d’abord les faits, mais le dévoilement des rapports humains et de leurs expressions : amour, amitié, camaraderie, mais aussi jalousie et colère, qui donnent son vrai piment à l’émission. Ce qui intéresse vraiment réside dans la part à laquelle le téléspectateur peut s’identifier, à savoir les expressions colorées des divers sentiments et ce que les participants vivent « au fond d’eux-mêmes ». Et les acteurs de la téléréalité de dévoiler cette intimité au « confessionnal »[6], lieu devenu public de l’expression d’une certaine intimité. Dans les faits, les acteurs de ces émissions gardent heureusement une part de leur vie intime. Rien ni personne ne pourra supprimer totalement la séparation entre sphère intime et sphère publique. Ces deux sphères n’ont donc pas disparu, mais les frontières entre intime, privé et public se sont déplacées. L’émergence de « l’eximité », que l’on peut définir comme « le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique », rejoint le désir naturel de s’exprimer[7]. Or c’est précisément ce désir-là qui permet aux jeunes téléspectateurs d’entrer dans un double processus d’identification. D’une part, le téléspectateur s’identifie à son héros qu’il pourrait être ou devenir. Il vibre à ses émotions et ses sentiments et intègre donc les images d’autrui dans sa propre vie. D’autre part, dans un mouvement parallèle, il se projette avec son propre vécu dans la vie de la vedette éphémère. Ce jeu d’accommodation et d’assimilation d’images crée un rapport fusionnel où le sentimental et l’émotionnel prennent la plus grande part[8]

L’apparition de la téléréalité montre que l’envie et le besoin de modèles sont toujours présents, mais les règles du jeu sont modifiées. Parmi les qualités les plus notables du nouveau modèle, on mentionnera en particulier sa spontanéité et ses capacités d’adaptation à de nouvelles situations. Le héros banal a intégré à sa manière la nécessité de la flexibilité. De plus, les adolescents sont plutôt lucides quant au statut éphémère, et parfois cruel, de ces nouveaux exemples ; le lien qui les y unit est moins absolu que par le passé. 

Se basant sur la distinction freudienne entre moi idéal et idéal du moi, Serge Tisseron indique que les héros mythologiques seraient de l’ordre du moi idéal ; ils nourrissent notre rêve de toute puissance et d’invincibilité, et nous permettent une évasion hors de nous-mêmes. Nous devenons héros et héroïnes d’une vie très éloignée de la nôtre, telle que celle des princesses, des princes charmants ou des explorateurs de l’espace.

À l’inverse, les héros du quotidien renvoient à l’idéal du moi, construit par l’enfant et dans lequel il se projette. Il est possible de s’identifier provisoirement à ces héros, même s’il faudra s’en démarquer ensuite[9]. On notera à cet égard que la télévision a provoqué une démocratisation de l’héroïsme ; elle nous montre des personnes qui se battent tous les jours aux côtés d’un proche atteint d’une maladie chronique. 

En conclusion de cette première partie, je dirais que l’imaginaire des adolescents est aujourd’hui modelé par les deux types de figures. La figure héroïque plus lointaine, d’ordre paternel ou maternel, sécurisante. L’adolescent l’admire sans toujours l’envier. Il ne souhaite pas forcément faire sien le parcours de vie du héros mythologique qui exige beaucoup de sacrifices et un engagement persévérant. Le discours prononcé par les figures médiatiques incarnant un amour désintéressé sert également d’instance légitimatrice pour des causes certes nobles et justes, mais il est formulé dans des termes très généraux et consensuels comme l’illustrent les appels à la paix et à la solidarité dans le monde. 

C’est à ce moment-là que le héros banal, avec son cortège de normes et de valeurs implicites, prend le relais. L’adolescent enviera et voudra vivre la spontanéité de ce modèle. Il souhaitera vaincre sa timidité en étant comme son héros banal : décontracté, détendu, prenant chaque chose comme elle vient, capable de s’adapter et d’avoir des relations libres. 

En cas de conflit entre les deux héroïsmes, le héros banal l’emporte au nom de l’expérience vécue et de la loi de l’authenticité. L’adhésion à cette nouvelle norme implicite est plus importante aujourd’hui que la recherche de la notion de vérité, définie comme savoir exact et correspondant à la véracité des faits. En d’autres termes encore, l’expérience vécue est considérée comme normative et elle prime tant sur les expériences transmises que sur le recours aux traditions.

 

III. Le Christ comme figure unique ; le rôle des disciples

Comment interpréter la figure du point de vue théologique ?

La naissance d’un genre littéraire tout à fait inédit, celui de l’évangile, est instructive pour notre propos. Apparu quelques années après les lettres de Paul, ce genre littéraire est inventé pour raconter la vie et l’œuvre de Jésus, et en particulier sa mort. Il se conclut par des récits d’apparition. Ces derniers attestent que pour les premières communautés chrétiennes, le destin de Jésus ne s’est pas scellé définitivement dans un tombeau mais que sa présence discrète accompagne ceux et celles qui vivent de l’Esprit de Dieu. En découvrant des paraboles, des récits de miracles, Sa passion et Sa résurrection, les lecteurs des quatre évangiles sont invités à la foi. Les évangiles ont pour ambition de nous inviter à vivre ici et maintenant de la liberté reçue par Lui et à s’engager dans la confiance en Dieu. Le recours à la forme narrative est important pour notre problématique, car elle permet d’entrer dans nos histoires de vie par le biais d’autres histoires et de déchiffrer de nos existences autrement que sur un mode purement cognitif. Les évangiles opèrent une mise en scène de divers protagonistes : foule, disciples, mais aussi opposants qui ont conduit Jésus à la croix. L’itinéraire de Jésus de Galilée à Jérusalem comporte une valeur pédagogique inestimable. Pour forger des consciences responsables et édifier des communautés vivantes, il est nécessaire de mettre en scène des personnages, de figurer et de « modéliser » l’itinéraire terrestre de Jésus de Nazareth et de ses disciples. Certes, du point de vue des données historiques, la prudence s’impose : les évangiles ne sont pas des biographies au sens moderne. Les quatre évangiles, même harmonisés de force, ne nous permettent pas de reconstituer le portrait d’un Jésus historique qui deviendrait une figure qu’il s’agirait d’imiter. Ce point est d’autant plus important que si chaque évangéliste insiste à sa manière sur la prétention d’autorité du Christ, c’est toujours sur le mode de l’aveu et de la confession de foi que Jésus le Christ est déclaré comme le Fils unique de Dieu. Il est reconnu ainsi par le croyant comme référence ultime. Or, cette référence n’est pas seulement mentionnée, elle est portée par des actes et des paroles. Dans les évangiles, Jésus indique par des signes la proximité du Royaume de Dieu : gestes de libération, gestes de pardon, paroles d’invitation et exhortations. La prédication du Règne est rendue tangible par le comportement de Jésus. Il fait ce qu’il dit et il dit ce qu’il fait. Notamment pour cette raison, le ministère du Christ est unique. Il est le seul à assumer pleinement la cohérence entre son dire et son faire et le seul à assumer jusqu’au bout l’adéquation entre paroles et actes. Mais là aussi il faut insister : les évangiles ne présentent pas cette cohérence comme une preuve, mais comme une attestation de foi. Jésus reste malgré tout un homme comme les autres.

Le chrétien est alors appelé à reconnaître dans la foi l’autorité de Jésus le Christ comme venant de Dieu. Et les évangiles racontent comment des hommes ont été appelés par Jésus et se sont mis en route à la suite du Christ[10]. Suivre le Christ implique un engagement et un renoncement. Avec une radicale simplicité, les récits évangéliques le soulignent. Quiconque s’attache à Jésus doit se détacher de sa profession et de ses gains, de sa maison et de son chez-soi. Par exemple, les quatre pêcheurs du lac de Génésareth (Mc 1,16-20) sont arrachés à leur métier. ‘Et laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent’ (Mc 1,18). Or marcher à la suite du Christ nous fait découvrir également des disciples trop humains, qui lâchent Jésus au moment décisif ou qui le trahissent. Leur marche à la suite du Christ est parsemée d’embûches, et leurs attitudes pétries d’humanité. Se dire disciple implique donc corrélativement un aveu. La cohérence entre paroles et actes n’est pas pleinement réalisable pour le chrétien. En ce sens, il ne peut pas réaliser une vie modèle, une vie exemplaire, sans failles. Le disciple n’est pas invité à « copier » Jésus, ni à tenter maladroitement de reproduire sa vie et son œuvre. S’engager à la suite du Christ signifie donc consentir à son humanité en exprimant le décalage entre et nos vies et celle du Christ. La relation au Christ est essentielle, ses actions et ses relations priment sur les vertus. En ce sens les disciples, tels qu’ils sont présentés dans les évangiles, sont des personnages qui nous instruisent. Les questions d’hier sont semblables à celles d’aujourd’hui : comment croître dans la foi ? comment vivre un nouveau commencement quant on est vieux ? comment garder un esprit d’enfant ? comment allier passion et raison ? comment se relever après une trahison ? Les disciples ne sont certes pas des disciples modèles au sens où nous parlons d’élèves modèles particulièrement bons, mais ils peuvent être nos modèles de vie en tant que frères en humanité, faillibles, aspirant à la vraie grandeur mais rivaux, courageux et parfois lâches, épris de désir de perfection et conscients de leur imperfection. Le modèle des disciples du Christ est instructif justement dans sa faillibilité. Les disciples, dans leur ambivalence, dans leur grandeur et leur petitesse, viennent éclairer nos propres histoires de vie. Mais ce constat ne doit pas devenir une sorte de faux fuyant. Le lecteur des textes bibliques ne peut esquiver les passages où il est plus spécifiquement question non seulement de marche à la suite du Christ mais d’imitation du Christ, voire même d’imitation des témoins du Christ[11]. Ils sont bien des exemples de vie auxquels nous pouvons nous référer. Nous retrouvons ici la problématique de la personnalité religieuse qui a de l’influence et qui incite autrui à vivre de façon chrétienne. Et c’est en ce sens que Paul n’hésite pas à se donner lui-même en exemple. Dans sa lettre aux Philippiens, il exhorte la communauté en ces termes : « Tous ensemble imitez-moi, frères, et fixez votre regard sur ceux qui se conduisent suivant l’exemple que vous avez en nous[12] ».

L’apôtre Paul ainsi que la manière dont les premières communautés ont vécu leur foi est sont pris comme exemple et modèle. Tout l’enjeu est alors de voir comment on se réfère à ce modèle. Ce dernier peut et doit devenir source d’inspiration de notre propre attitude et ouvrir sur une pratique qui, aujourd’hui, s’inspire du modèle de Paul et crée l'occasion de l’hospitalité et de l’accueil d’autrui. Jésus ne nous invite donc pas à une vie modèle qui ferait de chacun de nous un chrétien bien stylé et ferait exécutant mécaniquement le bien sur commande. Il nous invite par contre à considérer l’existence chrétienne comme un modèle de vie[13]. Un modèle habité par la foi et l’espérance, au service de notre capacité créative et inventive, pour trouver là où nous sommes des gestes et des signes d’espérance et d’amour.

L’œuvre et la vie du Christ sont uniques et nous n’avons pas être Dieu, ni à vouloir l’être. Il ne s’agit pas d’accomplir ce que Christ a fait, mais de se référer aux modèles proposés pour inventer un Évangile fidèle au Christ et adapté au contexte d’aujourd’hui.

IV. Incidences pratiques 

 Quelle utilisation alors devons-nous et pouvons-nous faire des figures religieuses vues à la télévision par la majorité de nos catéchumènes ?

Cette question renvoie à l’interrogation plus fondamentale à laquelle aucun être humain ne peut se dérober : par qui et par quoi suis-je orienté dans ma vie ? qu’est-ce qui me guide réellement ? Finalement, quels sont les impératifs qui commandent nos vies ? Quels sont les discours et les personnes qui nous influencent et nous mettent en route ?

Les médias sont révélateurs d’une donnée anthropologique fondamentale : nous vivons et nous grandissons avec des modèles. Le travail catéchistique ne fait pas exception à cette règle essentielle ; il passe par une médiation sur le terrain. Cette dernière, justement parce qu’elle n’est pas médiatique au sens moderne du terme, s’avère indispensable : l’Évangile se transmet de la main à la main. La rencontre intersubjective est un passage obligé pour permettre une adhésion personnelle, libre et ouverte.

Puisque le point décisif se joue non pas sur le fait d’avoir un modèle mais sur le rapport que les destinataires entretiennent avec lui, nous avons à nous demander si ce rapport est sacralisé, s’il est tellement absolu qu’il obture la voie vers Dieu et vers autrui. Car sacralisé signifie aussi figé, bloqué. Poser la question de cette manière, c’est émettre en même temps une opinion sur la finalité du catéchisme. Il convient d’ouvrir un chemin vers Dieu, de créer un espace pour Sa présence, de créer les conditions de Sa venue, de permettre qu’Il soit non seulement entendu, mais aussi reçu et compris.

L’affirmation ci-dessus permet de préciser le rôle de tout médiateur humain. Le catéchiste ne peut qu’offrir l’occasion d’une rencontre avec le Christ et ne peut jamais se mettre à Sa place. Le catéchiste ressemble ainsi à la figure de Jean le Baptiste ; il est appelé à tailler un chemin dans les ronces entremêlées des malentendus et des connaissances approximatives du christianisme. Par delà les engouements, il doit patiemment concasser les préjugés et les stéréotypes parfois aussi durs que des cailloux. Cela nous amène à préciser les modalités et les moyens de la mise en œuvre du catéchisme : il est nécessaire de créer un lieu de dialogue permettant progressivement la prise de distance face aux messagers pour entrer dans le contenu du message et son appropriation par le destinataire. Le chemin de la transmission passe par la prise en compte de la distance et du décalage entre la situation de l’émetteur et celle du destinataire. Ce point en apparence banal ne l’est plus si l’on se rappelle que les médias suppriment les distances et entretiennent l’illusion que voir signifie déjà comprendre. 

Les figures médiatiques permettent de nourrir la foi au même titre qu’un texte biblique ou que le rappel de la vie des croyants anonymes. Mais, au même titre que d’autres apports utilisés en catéchèse, elles doivent être décryptées et interprétées. En d’autres termes, ce qui doit convaincre, ce n’est pas la crédibilité des messagers (toujours faillibles) mais la pertinence du message. Ce qui demeure décisif, c’est la possible résonance et la praticabilité réelle du message dans la vie des destinataires[14]. C’est dire que chaque message requiert en même temps la compréhension du destinataire. Il en va de croire et de comprendre pour mieux le mettre en pratique dans un contexte donné.

Le rôle des catéchistes de terrain serait donc de créer un espace d’appropriation critique autour des modèles, à la fois de mesurer la fascination qu’ils suscitent, d’en dire la grandeur, et d’en signifier les limites. Face aux héros mythologiques et aux grandes figures évoquées au début de cette contribution, qui comprennent une part de mythe qu’il faut oser désacraliser pour éviter que le culte de la personne prenne le pas sur le culte rendu à Dieu, le rôle du catéchète sera en particulier de montrer au nom de qui et de quoi le messager de Dieu accomplit son action.

On pourrait dire que le rapport libre au modèle doit inciter le catéchumène à un remodelage de ce modèle. En prenant de la distance, il doit apprendre à se concentrer davantage sur l’Évangile de la grâce qui permet à chacun d’être accepté tel qu’il est et qui invite chacun et chacune à prendre sa part de responsabilité dans la société. Ce remodelage est nécessaire autant du point de vue théologique que du point de vue pédagogique. Le rapport absolu au modèle qui conduit sur leschemins de la perfection risque de nier la condition de l’être humain qui reste pécheur. L’être humain, malgré ses efforts et sa bonne volonté, ne fait pas toujours le bien qu’il voudrait faire et fait parfois le mal qu’il ne voudrait pas faire[15]. Il ne peut se sauver lui-même. Dire cela c’est souligner que l’annonce de l’Évangile implique une dimension de renvoi : le mandataire parle au nom d’un autre. Mais il faut aller ici plus loin : l’invocation formelle du Dieu trinitaire ne suffit pas à garantir la non-confusion entre le messager et le message dont il est le porteur. Ce que le messager atteste, il faut aussi permettre à l’auditeur de le tester, de le transposer dans sa propre vie ; chaque personne est placée devant la question de sa liberté. À l’inverse du gourou, qui crée des dépendances en proposant un modèle unique, ou du leader sectaire qui propose une seule manière de se comporter, le messager authentique invite chacun et chacune à examiner le contenu de ce qu’il dit en termes de pertinence et de crédibilité. 

Du point de vue pédagogique, la présentation du modèle doit éviter le clivage entre le héros mythologique et les destinataires. Ces derniers nous diront alors : « Oui, bien sûr, ce que vous nous présentez est très impressionnant, mais je ne suis pas et je n’ai pas les moyens de devenir l’abbé Pierre ou Sœur Emmanuelle ». La figure médiatique n’est donc pas un modèle à imiter mais elle renvoie au contenu du message ; ce message à s’approprier pour qu’il puisse devenir la source de l’engagement personnel de l’auditeur. Pour cela, il est juste de rappeler que l’Évangile n’est pas un produit à prendre à ou jeter, un sac de dogmes, voire une série de valeurs que je pourrais simplement lister. L’offre chrétienne n’est pas un simple réservoir où il suffirait de puiser. Au contraire, l’Évangile invite le destinataire à devenir pleinement partenaire. Il offre une relecture possible de la vie la plus quotidienne de chacun, à la lumière de l’action de Dieu. Il offre une nouvelle compréhension de soi-même, des autres et de ses représentations de Dieu. Il est prioritairement offre de grâce, c’est-à-dire la possibilité de se savoir accepté et accueilli. Et c’est ici peut-être que la figure du héros banal peut nous être d’un grand secours. La proposition de l’Évangile s’adresse à tous ces héros banals que nous sommes, et qui rêvent, avant d’être connus, d’être simplement reconnus. Le héros banal est précisément celui qui aspire à vivre ce qui lui est proposé. Et quel catéchumène n’a pas besoin de se sentir accepté et reconnu ? Cette acceptation passe certes par la médiation du catéchiste, mais ultimement elle est une possibilité donnée par de Dieu car c’est lui et lui seul qui est capable d’une acceptation inconditionnelle.

Il nous faut alors encore distinguer entre le héros banal tel que nous le découvrons dans les médias, et les catéchumènes. La quête est sans doute la même, mais la différence de contexte et de lieu d’apprentissage ouvre sur de tout autres horizons. Il en va dans le catéchisme non de la quête de l’identité et de l’épanouissement de soi, encore moins par la quête de la célébrité ; Le catéchisme est un lieu de vie communautaire qui vise l’apprentissage de la reconnaissance de Dieu et de mon prochain.

Le héros télévisuel renvoie à la quête, souvent éperdue, d’une identité façonnée par le regard d’autrui et par les règles très strictes du conformisme. Le devenir chrétien invite quant à lui à une reconnaissance de l’altérité.

L’Évangile invite ainsi chaque auditeur à passer de la quête de l’identité personnelle à la recherche de la reconnaissance mutuelle. Cette quête de la reconnaissance permet l’altérité et le respect de soi-même et des autres. Elle instaure une juste distance entre le prochain et soi-même, car nous n’accédons pas directement à l’identité d’autrui. La transparence totale est un rêve. La sincérité affichée sans faille est une contradiction dans les termes. Se déclarer sincère, c’est en effet déjà ouvrir la voie au doute. Et la quête fusionnelle de l’identité comporte certes son moment nécessaire mais elle ne peut se limiter à cela. Le christianisme nous invite à penser notre identité d’être humain en termes de reconnaissance. Dans l’idée de l’identité, il y a la recherche du même, du semblable. Et la recherche de devenir soi-même par soi-même. Cette démarche introspective peut être sans fin. Dans cette quête, autrui a tendance à devenir un miroir déformé : dans un croisement de regards inquiets, chacun guette ce qu’il vautdans le regard d’autrui, se faisant juge de l’image positive ou négative renvoyée. Dans l’idée de la reconnaissance, l’autre intervient précisément dans sa différence, dans son opacité, comme énigme que je ne peux pas percer. Il oblige à se quitter, à s’ouvrir. La reconnaissance invite à se décentrer de ses occupations et préoccupations pour entrer dans une démarche d’accueil et d’hospitalité, pour reconnaître autrui dans ce qu’il est dans toute la densité de son histoire de vie. Le passage de l’identité vers la reconnaissance permet en fin de compte le passage d’une certaine violence vers l’amour désintéressé. Par nature en effet, la quête de l’identité se fait revendicatrice : elle a besoin d’espace, elle exige une place. Le « je » de la personne est décliné avec force, parfois sans égards pour le voisin. À l’inverse, la reconnaissance permet de laisser de la place à autrui et à ses intérêts. Elle ouvre le chemin vers Dieu car elle nous ouvre à une attitude de joie et donc de reconnaissance pour tout ce qui est donné et reçu. Celle-là permet de quitter de la confrontation et de l’agressivité pour entrer dans une démarche de foi et d’espérance : autrui est toujours plus que ce que je perçois de lui, et il est appelé à devenir une personne libérée par le Christ, et qui choisit de s’engager, donc de se lier à autrui par l’amour. La reconnaissance permet la voie de l’enrichissement mutuel et du partage sans arrière-pensées[16]. Dans la construction de l’identité des personnes qui lui sont confiées, l’Église peut ainsi apporter sa note spécifique et former à sa manière des personnalités libres mettant leurs charismes et leurs dons au service d’autrui. Elle travaillera ainsi dans la ligne d’une grande figure de la pédagogie suisse, Henri Pestallozi (1746-1827). Ce dernier, non seulement recueillit de nombreux orphelins, mais innova en mettant en œuvre, pour les enfants les plus démunis, une pédagogie audacieuse pour son époque. La conclusion lui appartient car il formule avec concision le propos de cet article. Il écrit en effet : « Éduquer, c’est faire œuvre de médiation pour que chacun se fasse œuvre de lui-même » [17].

                                                                                              Félix Moser le 10 juin 2005

                                                                                              

Version revue 17 décembre 2020

Prof ém. Université de Neuchâtel.

 

[1] Voir Roland J. Campiche et al., Les deux visages de la religion, fascination et désenchantement, Genève, Labor et Fides, 2004.

[2] Nous suivrons ici Tisseron Serge, L’intimité surexposée, Paris, Ramsay, 2001.

[3] Serge Tisseron, L’intimité surexposée, Paris, Ramsay, 2001. Je ne crois pas qu’une figure chasse l’autre, mais plutôt qu’elles nourrissent chacune à leur manière le mode de construction de l’identité. Cette dernière s’élabore à la fois par identification et par démarcation (cf. 154). Toute la section consacrée à cette distinction s’inspire librement de ces pages.

[4] Ce propos ici est très partiel. Il se limite à l’aire occidentale. Le thème du héros martyr est très présent dans tous les pays en guerre, en particulier en Irak et en Palestine.

[5] Voir Serge Tisseron, op.cit., p. 101.

[6] Cette expression est apparue dans l’émission intitulée Loftstory et diffusée sur M6. 

[7]Serge Tisseron, op. cit., p. 52-53.

[8] Ibid., p. 54.

[9]Ibid., p.104-105.

[10] J’essaie ici de traduire Nachfolge, littéralement la suivance du Christ par démarche conséquente. La traduction de marche conséquente vient à ma connaissance du professeur André Birmele. 

[11] Pour ceux qui voudraient poursuivre la recherche autour du thème de l’imitation, mentionnons encore quelques références significatives. En particulier I Thessaloniciens 2,14 , et surtout « Quand vous auriez dix mille pédagogues en Christ, vous n’avez pas plusieurs pères. C’est moi qui par l’Évangile, vous ai engendrés en Jésus-Christ. Je vous exhorte donc, soyez mes imitateurs » (I Corinthiens 4, 15-17).

[12]Voir l’épître aux Philippiens 3,17.

[13] Pour cette distinction que je retravaille librement, voir Ulrich Ruegg, « Modèles de vie : Galates 3 et 4 » in Joël Allaz et al., Chrétiens en conflit, l’épître de Paul aux Galates, Genève, Labor et Fides, 1987, p. 144-161.

[14] Voir Maurice Baumann, Le protestantisme à l’école, Plaidoyer pour un nouvel enseignement laïc, Genève, Labor et Fides, 1999.

[15] Voir l’Épître aux Romains 7,15.

[16] Paul Ricœur, La critique et la convictionentretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Paris, Hachette Littératures, 2001, p. 94-96.

[17] Cité par Philippe Merieu,« Enseigner le devoir de transmettre et les moyens d’apprendre », version dactylographiée d’un texte destiné au 3èmecycle de Théologie pratique des Facultés de Suisse romande Olivier Bauer et Félix Moser (éd) Les Églises au risque de la visibilité. Nécessité et ambiguïté des signes humains, Lausanne Supplément aux cahiers romands de l’institut de pastorale no 3 200 l p. 9.

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