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Prédication et rhétorique

Version française de « Predigt und Rhetorik im französischen Sprachraum», paru dans Michael Meyer-Blanck (Hrsg.) Handbuch homiletische Rhetorik Handbücher Rhetorik Berlin /Boston, Walter de Gruyter, GmbH, 2021, p.571-590.

« La conduite de Dieu, qui dispose toutes choses avec douceur, est de mettre la religion dans l’esprit par les raisons et dans le cœur par la grâce ; mais de la vouloir mettre dans l’esprit et dans le cœur par la force et par les menaces, ce n’est pas y mettre la religion mais la terreur terrorem potius quam religionem ».[1] 

Mots clefs

Blaise Pascal, persuader, argumentation, cœur de la foi chrétienne, ethos (émetteur), logos (parole de Dieu et parole humaine), pathos (auditeur), oralité

 

Préambule

J’habite sur cette mince bande de terre qui a pour nom le protestantisme réformé d’expression française. Au fil de cet article, je ferai fréquemment mention d’un grand rhétoricien et défenseur de la foi chrétienne à savoir Blaise Pascal (1623-1662). Mon but est de permettre aux lecteurs[2] germanophones de mieux connaître ses écrits : L’art de persuader[3]ainsi que les Pensées[4]. J’en dégagerai la pertinence pour aujourd’hui. Par ailleurs, j’illustrerai le rapport entre rhétorique et prédication par des extraits de messages contemporains ainsi que par le recours à trois penseurs plus récents : Chaïm Perelman, Paul Ricoeur et Michel Meyer. 

 

Définitions 

La prédication s’inscrit dans une institution oratoire donnée, à savoir le culte dominical et la célébration des actes pastoraux. Elle est greffée sur les Écritures qu’elle interprète pour une communauté singulière. Elle peut donc se définir sommairement comme une réinterprétation orale et contemporaine d’un texte biblique ancien. 

La prédication est portée par un messager qui s’assume pleinement comme porte-parole (ethos). Au niveau du contenu (logos), la prédication a pour tâche de donner un sens et une consistance aux mots qui disent l’Évangile. Elle vise à reporter les effets sociaux et existentiels du texte biblique pour un auditoire donné (pathos). 

Elle doit être construite rhétoriquement de telle sorte qu’elle puisse provoquer l’assentiment libre de l’auditeur. Par rhétorique, j’entends à la suite de Michel Meyer : « la négociation de la distance entre des individus à propos d’une question donnée »[5]. L’interaction rhétorique se construit nécessairement autour des trois pôles suivants que nous examinerons plus en détail dans cet article : l’éthos qui concerne tout ce qui touche l’émetteur, le logos qui s’attache à comprendre le contenu et la forme du message, et le pathos qui renvoie aux convictions de l’auditeur et à la réception d’un discours donné.

La finalité de la prédication réside dans le fait que des auditoires soient interprétés par les textes bibliques. Cette réinterprétation vise à enrichir l’histoire de vie de celles et ceux qui se sont déplacés pour venir au culte. La formule que les auditoires sont interprétés, au passif, est importante à mes yeux. Elle permet de différencier la lecture exégétique du texte biblique et sa lecture homilétique. L’exégèse examine le texte d’un point de vue historique. Elle cherche, en particulier, quel est le contexte de rédaction du passage étudié, quel est son lieu d’insertion sociale et communautaire. La lecture homilétique se laisse quant à elle interpellé par le contexte présent. Elle vise à dégager, d’un point de vue théologique et anthropologique, ce qu’un texte biblique veut dire pour aujourd’hui. C’est dire que la prédication ne vise pas d’abord la transmission d’un savoir encyclopédique, mais elle aide l’auditeur à se comprendre de façon nouvelle devant Dieu, devant les autres et devant lui-même.

Mon article développe et illustre ces premières définitions.

Le contexte de communication actuel 

 

Regards sur la situation rhétorique d’aujourd’hui

Pour décrire le contexte de communication qui est le nôtre, je relève quelques indices du seul point de vue rhétorique et homilétique. J’entends par contexte l’ensemble des paramètres qui définissent la situation d’énonciation de la prédication.

Les auditeurs de notre époque sont marqués par des prémisses et des lieux communs intégrés dans la culture ambiante. En termes techniques, ces topoi[6] sont des vérités générales devenues des trivialités, qui sont soustraites à la discussion. Par exemple : « les cultes sont ennuyeux » ou « les prédications sont toujours trop longues ». Il est difficile de les contrecarrer, parce que ces propos généraux sont de l’ordre de l’implicite. Ils sont énoncés sans référence à la source énonciative. Or la conformité face aux discours de l’Eglise a changé de camp. Il est aujourd’hui de bon ton de dénigrer toutes les formes du christianisme. Il en va des mots comme des épouvantails : certains font fuir. Essayez de glisser quelques expressions à connotation fortement chrétienne au milieu d’une conversation avec des personnes qui n’en ont pas l’habitude, vous verrez alors vos auditeurs s’effaroucher et esquiver le sujet ou partir. Ainsi les références classiques (la croix, le péché, etc.) provoquent chez certains une allergie.

La loi de la conformité au modèle social est gouvernée par ce que la rhétorique nomme « la loi de la quantité ». Autrement dit, le poids de l’argument est fonction du grand ou du petit nombre des gens qui y adhèrent. Jusque dans les années quatre-vingt, la coutume dominante voulait que tout un chacun suive une pratique ecclésiale liée aux âges de la vie, alors qu’aujourd’hui en Suisse romande et dès l’origine en France, appartenir à une communauté chrétienne et en suivre les pratiques et les rites relèvent du choix personnel.

Pour répondre à l’attente de spiritualité individualisée et optionnelle, certains pasteurs refusent d’user d’affirmations directives et prescriptives. Ils se définissent d’abord comme des femmes et des hommes d’écoute. En conformité avec l’air du temps, ils refusent d’imposer quoi que ce soit à autrui. Cette volonté respectable est cependant fondée sur une illusion. Car tout être humain qui prend la parole influence toujours autrui.

Ce qui frappe également, en lien avec la loi du grand nombre, c’est l’amour immodéré de nos contemporains pour les chiffres et les statistiques. Or ces derniers sont mêlés à des opinions individuelles délivrées par des micro trottoirs et relèvent donc souvent de l’approximation. Cette manière d’appréhender la réalité corrobore le relativisme ambiant, où il est entendu que chacun a sa part de vérité. Cette maxime vaut en particulier pour la religion : « toutes les opinions et toutes les religions se valent ». Ce qui importe, c’est l’expérience qui touche. Le critère rhétorique est défini par la sincérité et la transparence des sentiments et de l’émotion dont fait part l’émetteur.

Pour répondre aux attentes implicites de nos contemporains, le pasteur est parfois tenté d’user et d’abuser du flou des notions, utilisées dans le vocabulaire du développement personnel. Il s’agit d’être « proche de la vie », Il en va de « vivre dans la pleine conscience, dans l’amour de soi et des autres », il faut « retourner au présent et à l’essentiel » ou encore « vivre en harmonie avec la nature ». Cette manière de parler est très tentante, parce qu’elle rencontre le sens commun d’aujourd’hui. Elle comporte sa part de vérité. Pourtant dans ce monde de la spiritualité[7] syncrétiste, le christianisme apparaît comme entravé. L’argument d’autorité qui était le sien, la référence au Dieu de l’alliance et celle à la vie et à l’œuvre de Jésus-Christ sont souvent considérés comme obsolètes. L’engagement en Eglise est jugé trop contraignant.

La réponse de certains courants évangéliques se décline alors sur le mode de l’affirmation péremptoire et d’une logique du tout ou rien. Pour les pasteurs qui souhaitent garder une fidélité à l’Evangile et une ouverture aux réalités contemporaines, la marge de manœuvre devient étroite. La réponse des croyants réformés se joue alors sur le fil, car on assiste aujourd’hui à une bi-polarisation et à des stigmatisations réciproques : d’un côté l’Evangile risque d’être édulcoré dans le discours dominant et de l’autre le vécu et les doutes de nos contemporains risque d’être minimisé. La difficulté vient du fait que très souvent les références chrétiennes ne sont pas évacuées mais reformulées dans un discours sans aspérité. Un des dangers de la prédication chrétienne aujourd’hui me semble résider dans ce nivellement. Les différences sont gommées au profit d’un discours qui cherchent le plus petit dénominateur commun. Le message tend à s’adapter et à se réduire alors à ce que les auditeurs sont prêts à entendre. L’être humain consent d’abord aux vérités qui lui font plaisir, comme le disait déjà Blaise Pascal : « Dites-nous des choses agréables et nous vous écouterons » [8].

Il existe une difficulté supplémentaire. Les symboles du christianisme sont parfois vidés de leur contenu. Pour illustrer cet aspect, je pars d’une image vue dans le hall de gare d’une cité romande. Un gigantesque panneau publicitaire montre un jeune homme à genoux ; à son côté, un bras et une main tendus lui offrent un biscuit d’une marque célèbre. L’habillement suggère celui d’un prêtre et l’arrière-fond de l’image fait penser à un décor d’église. Nous sommes ici clairement en présence du détournement d’un geste symbolique chrétien : le changement des références en dénature le sens premier. En termes plus techniques, le signifiant, c’est-à-dire la partie visible du signe (le biscuit), est disjoint du signifié, c’est-à-dire du symbole à quoi le signifiant renvoyait à l’origine (l’hostie). Le problème aujourd’hui n’est pas tant l’absence de symboles que la perte de leur signification. Pour nombre de nos contemporains, les bribes de connaissances et d’associations liées au christianisme ne font plus sens et l’Évangile ainsi que le culte qui en découle ont perdu leur pertinence. L’eau du baptême ne renvoie plus à la mort et à la résurrection du Christ, mais à l’idée de la source du vivant. Les mots du christianisme sont en quelque sorte évidés, ils sont devenus comme des coquilles de noix privées leur substance nourricière ; ils ont perdu leurs sens originel et original. Ainsi en est-il des mots « amour » et « amour de Dieu » qui sont devenus des mots valises, chacun y rangeant pelle mêle ce qu’il veut.

Enfin, ce qui frappe du point de vue rhétorique dans notre société hyper connectée, c’est la nécessité de la visibilité. Celle-ci a engendré une culture de la performance et de l’apparence. L’image que l’on donne aux autres est constamment soumise à évaluation. Le sentiment d’exister dépend pour partie de l’éclairage que l’on porte sur nous. Cette évolution a été favorisée par l’émergence des réseaux sociaux. Rappelons que ce n’est qu’en 1993 que le web apparaît comme une invention majeure, et que ce n’est qu’à partir de septembre 1998 que le moteur de recherche Google va devenir un vecteur important de diffusion d’images. Et ce n’est qu’en 2010 que la possibilité de diffuser massivement des vidéos et des photos s’est généralisée par le biais d’Instagram[9]. Si la question de l’apparence a toujours joué un rôle dans la construction d’un moi social, elle est exacerbée aujourd’hui.

Les questions spécifiques liées au prédicateur : l’ethos

Le contexte actuel, décrit ci-dessus, a des incidences sur l’image du prédicateur, tant de son propre point de vue que de celui des auditeurs. Il conduit à une crise des légitimités. 

La tension entre reconnaissance officielle et proximité personnelle a fragilisé le rôle du pasteur. Le ministre lui-même, dans sa volonté d’être proche, cherche souvent à effacer les barrières et les codes qui marquent la distance et le côté solennel des cérémonies pour le grand public. La personne du pasteur importe davantage que ses connaissances universitaires. L’empathie dont il fait preuve à plus d’importance que sa formation théologique. Les gens le jugent davantage sur l’authenticité de sa personnalité plutôt que sur ses compétences professionnelles. Le pasteur se trouve souvent en conflit de loyauté entre le message évangélique et les attentes de son auditoire. 

La culture de l’apparence soulève la question de la place et du rôle de la séduction. Il faut commencer par reconnaître que qu’une part de charme personnel est inéluctable dans l’acte de prêcher, car la rhétorique cherche aussi à plaire ou émouvoir. Le rôle du corps, de la posture et de l’attitude générale importent dans la communication. Avec réalisme, Blaise Pascal soulevait ce point non sans humour : 

« Que le prédicateur vienne à paraître, si la nature lui a donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l’ait mal rasé, si le hasard l’a encore barbouillé de surcroît, quelques grandes vérités qu’il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur »[10].

Par contre, dans la ligne de cet auteur, tout excès d’effets oratoires est à proscrire. Blaise Pascal dénonce ceux qui abusent de leur position sociale, de leur rôle ou de leurs acquis. Il demande au prédicateur d’être simplement un honnête homme. Ce dernier respecte son public et convainc par ses arguments raisonnables et par sa probité. Il se caractérise à la fois par sa culture et ses qualités morales. Il n’étale ni son moi ni son savoir. 

« Il faut qu’on n’en puisse [dire] ni ‘il est mathématicien’, ni ‘prédicateur’, ni ‘éloquent’, mais : ‘il est honnête homme’. Cette qualité universelle me plaît seule.[11].

Cette citation amène une réflexion sur positionnement du prédicateur. Le messager doit s’effacer derrière le message, c’est ce dernier qui doit retenir l’attention. 

« Feu Monsieur Pascal qui savait autant de véritable Rhétorique, que personne n’en ait jamais su, portait cette règle jusques à prétendre qu’un honnête homme devait éviter de se nommer, et même de se servir des mots je et de moi, et il avait accoutumé de dire sur ce sujet, que la piété chrétienne anéantit le moi humain, et que la civilité humaine le cache et le supprime »[12].

Un exemple met en lumière cette nécessité de donner priorité au message et en dit ici plus que de longues explications. Guy Gilbert, un prêtre devenu célèbre parce qu’il a passé sa vie auprès des exclus pour leur redonner une dignité, a donné une conférence à Bruxelles. Au début de celle-ci, alors qu’un technicien braquait le projecteur sur lui, il a dit : « Non, je vous prie de ne pas braquer le projecteur sur moi. Je ne suis rien sans le Christ. S’il vous plaît, dirigez le projecteur sur la croix qui se trouve juste à côté de moi »[13]. Ce qui fut fait.

Dans les milieux réformés francophones, le refus de l’utilisation du « je » dans la prédication a prévalu jusque dans la première moitié du XXème siècle. Karl Barth (1886 -1968), professeur bâlois très écouté et étudié en Suisse romande et en France, a également proscrit l’usage du pronom personnel à la première personne du singulier. Aujourd’hui, le « je » du prédicateur est appelé à apparaître, parce qu’il donne une caution au dire et engage la responsabilité du l’émetteur. Il permet également de se situer comme co-humain parmi l’assemblée. Il est marqué par le combat avec le texte du jour, il n’est plus considéré comme orgueilleux, mais il est reconnu comme pétri par les découvertes liées au texte biblique.

La part de Dieu et la part de l’homme 

 

La réflexion qui suit s’inspire de Blaise Pascal (1623-1662). Cette figure s’est imposée à moi au regard du thème traité dans cet article. Une brève mise en contexte permet de mieux comprendre son époque et l’importance de son apport pour son siècle et pour nous. La pensée européenne du XVIIème siècle a été marquée, entre autres, par le philosophe René Descartes (1596-1650) ardent défenseur de la raison et par Blaise Pascal qui lui articule la foi chrétienne et la raison. Cette époque marque le triomphe du classicisme. Ce mouvement culturel se donne à comprendre comme le fruit indirect d’une relative stabilité politique. Celle-ci est liée à la monarchie absolue du roi Louis XIV. Ce souverain n’eut de cesse d’asseoir ses prérogatives royales. Il instaura la monarchie du droit divin. Désormais lui seul était responsable de la gouvernance des pays de France et de Navarre. Dans ce cadre politique, rien n’était trop beau et trop grand : l’agrandissement et l’aménagement du palais de Versailles en témoignent. Les autres domaines artistiques ne furent pas en reste, en particulier le domaine littéraire. Le XVIIème siècle marque la création des grandes pièces théâtrales de Racine, de Corneille et de Molière. La vie de Blaise Pascal fut marquée par des étapes : il fut d’abord un scientifique, mathématicien et inventeur de génie ; ensuite, suite à sa conversion, il devint un ardent apologiste de la foi chrétienne. Ses réflexions sur la condition humaine restent inégalées. Sans doute, Il ne s’agit pas de le reprendre servilement les méthodes exégétiques de son époque. Ce serait commettre un anachronisme que de le reprendre sans distance critique. Par contre, le style et la rhétorique de Blaise Pascal dans son incisive brièveté donne à ses écrits des fulgurances qui peuvent raniment la flamme des prédicateurs et prédicatrices d’aujourd’hui. 

Je me limite ici à ne présenter que les aspects de sa pensée qui forment un lien entre la foi en Dieu de Jésus-Christ et sa mise en œuvre dans la pensée et le langage. Je commence par présenter la singularité de la personne de Jésus-Christ par rapport aux autres hommes détenant le pouvoir et suscitant l’admiration des contemporains de Blaise Pascal. 

 

Les trois ordres de vérité

 

Blaise Pascal présente trois types de personnes influentes qu’il prend soin de séparer : les rois ou les princes, les hommes de sciences et les saints. Ils ont leur pouvoir et leurs domaines d’activités. Dans leur champ d’actions, ils possèdent chacun une légitimité propre. Le terme d’ordre mérite quant à lui une attention particulière. Il ne vise pas à simplifier la réalité, mais il permet de dépasser l’aspect enchevêtré des situations concrètes de la vie. La pensée de Blaise Pascal nous aide à clarifier les domaines dans lesquels s’exercent les différents types d’activités humaines. Il s’agit de les délimiter et de montrer ensuite comment ils s’articulent. Illustrons cela par un contre-exemple tiré de la théologie. Le créationnisme mélange l’ordre scientifique et l’ordre de la foi. Or, la science répond au comment de la création de la terre, et les textes bibliques quant à eux précisent le pourquoi de la création et la place que l’être humain est appelé à y tenir. Le comment et le pourquoi ne doivent pas être confondus. Il est donc utile de sortir de « l’embrouillement » ; en d’autres termes, il est nécessaire de sortir de la confusion et du mélange des genres. Il existe une distance incommensurable entre les ordres des princes et des sciences, et l’ordre de Dieu. L’être humain ne peut pas accéder à l’ordre de la sainteté par lui-même. Ce n’est que par la grâce de Dieu qu’on peut connaître en Jésus-Christ. Cette connaissance est d’autant plus surprenante que Dieu vient non avec éclat, mais de façon cachée et humble. Le Dieu révélé est en même temps le Dieu caché. Citons des extraits de la Pensée 290 qui traite de ce sujet. 

« Jésus-Christ sans biens […] est dans son ordre de sainteté. Il n’a point donné d’invention, il n’a point régné, mais il a été humble, patient, saint, saint, saint à Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. Ô qu’il est venu en grande pompe et en une prodigieuse magnificence aux yeux du cœur et qui voient la sagesse.

[…]

Il eût été inutile à Notre Seigneur Jésus-Christ pour éclater dans son règne de sainteté de venir en roi, mais il y est bien venu avec l’éclat de son ordre.

Il est bien ridicule de se scandaliser de la bassesse [il faut entendre ici l’humilité] de Jésus-Christ, comme si cette bassesse était du même ordre duquel est la grandeur qu’il venait faire paraître.

Qu’on considère cette grandeur-là dans sa vie, dans sa passion, dans son obscurité, dans sa mort, dans l’élection des siens, dans leur abandonnement, dans sa secrète résurrection et dans le reste, on la verra si grande qu’on n’aura pas sujet de se scandaliser d’une bassesse qui n’y est pas. » [14].

       

Le penseur janséniste souligne la distance entre Dieu et l’être humain : Dieu seul est absolu, non lié à quelqu’un ou quelque chose. Or c’est ce Dieu qui choisit de venir dans le monde de façon cachée et se révélant dans toute l’humilité de l’incarnation. L’humilité du Fils de Dieu renvoie également à la véritable connaissance de ce qu’est l’être humain : 

« La connaissance de Dieu sans celle de sa misère [sous- entendu de l’homme] fait l’orgueil.

La connaissance de sa misère sans celle de Dieu fait le désespoir.

La connaissance de Jésus-Christ fait le milieu parce que nous y trouvons et Dieu et notre misère » [15].

La sagesse donnée par le Christ délivre de l’illusion de l’autonomie de l’être humain et l’entraîne sur le chemin du dessaisissement d’un moi autocentré et tyrannique.

Nous pouvons ainsi opérer une mise en perspective théologique et anthropologique. Nous sommes souvent dans l’incertitude sur la place de la créature que nous sommes, dans le monde et dans la société. Nous ne savons pas nous positionner. Face à ce doute quant à la place de l’être humain, Blaise Pascal nous invite à prendre de la hauteur et à accepter que sans l’aide de Dieu nous ne savons pas comment nous situer dans les limites assignées aux êtres humains. 

« L’homme ne sait à quel rang se mettre, il est visiblement égaré et tombé de son vrai lieu sans le pouvoir retrouver. Il le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables » [16].

Le prédicateur a intérêt à se souvenir de ce rapport entre Dieu et les humains. Ce constat est particulièrement utile à l’heure où notre société se trouve placée devant des carrefours éthiques cruciaux : pensons notamment aux questions liées à l’environnement, aux manipulations génétiques et au droit de mourir dans la dignité. La prise de conscience de l’existence de Dieu ouvre donc sur une connaissance véritable de l’être humain qui s’égare s’il se prend lui-même pour Dieu. 

Le lecteur des Pensées tire également pourtant grand profit aussi de son art rhétorique, car ce dernier est en adéquation avec la théologie qu’il défend. Je relève entre autres, le sens de la brièveté et la recherche de l’usage du mot adéquat. Le style heurté insiste sur les discontinuités et les ruptures de thèmes, instaurant ainsi des espaces que le lecteur est invité à compléter dans son geste de lecture. De plus, le vocabulaire pascalien est rempli de contrastes : grandeur et misère, richesse et pauvreté, lumière et obscurité. Cet usage des contraires et ce balancement ne sont pas sans rappeler la poésie des psaumes. Les contrastes permettent de découvrir une anthropologie « de l’entre-deux » : l’homme n’est pas tout blanc ou tout noir, il ne s’égare pas seulement dans le divertissement (à savoir la fuite devant la mort), mais il est capable également de penser et d’accomplir de grandes choses. Aux yeux de Blaise Pascal, chaque homme est appelé à devenir ce qu’il n’est pas encore : un être façonné à l’image de Dieu. Pour le dire avec les mots du penseur de Port-Royal,  « l’homme passe l’homme » [17]. L’Évangile offre de guérir l’être humain du regard survalorisant ou dévalorisant qu’il porte sur lui-même.

Faisons un pas de plus. Tout être humain, et cela quelle que soit l’époque dans laquelle il vit, a besoin de reconnaissance, de confiance et de gratification symbolique. Ces réalités non matérielles lui sont aussi nécessaires que le pain et l’eau. Nul ne peut vivre en effet s’il n’a le sentiment qu’il existe pour quelqu’un. Nul ne peut vivre sans confiance reçue et donnée. Nul ne peut vivre sans être reconnu par des tiers. Nous touchons là fondamentalement le sentiment d’exister que Robert Neuburger qualifie comme « le plus intime et fragile des sentiments » [18]. L’Évangile vient s’inscrire dans ce sentiment fondamental d’exister. Il est en effet lié au sentiment de dignité et de respect[19]. Chacun aspire au bonheur et chacun fait l’expérience des contrariétés de la vie. Dans ce contexte, la prédication chrétienne annonce que la vie éternelle, qui promet le bonheur, concerne déjà le présent. Elle donne les contours d’une vie humaine reçue en plénitude. Pour la qualifier davantage, une distinction tirée du quatrième évangile est utile. L’évangéliste Jean distingue la « vie biologique » (bios) de la « vie éternelle » ou vie authentique (zoé)[20]. Sans la vie biologique, rien n’est possible ! Mais tout aussi importante est la zoé, la vie authentique, la vie reçue dans la foi, riche de découvertes et fertiles en relations et en contacts. Sur ce point, l’Évangile rencontre une attente essentielle des êtres humains : chacun et chacune aspire à se réaliser lui-même. Le christianisme rencontre ici la philosophie qui est la plus en vogue en ce début du xxième siècle à savoir celle du développement personnel.

Il existe sans doute une passerelle entre la conception johannique de la vie et nos contemporains. Pourtant, la confrontation avec les théories du développement personnel s’avère nécessaire. Ne sont-elles pas dominées par un volontarisme individuel exacerbé et par l’oubli des appartenances collectives ? Sur ce dernier point, le christianisme diverge fortement puisqu’il affirme qu’un être humain ne se fait jamais tout seul. Il n’est pas un self made man. La prise de conscience du manque ouvre sur la nécessité d’entrer en relation avec autrui. Corine Pelluchon écrit fort justement à ce propos : 

« La notion de vulnérabilité a une fonction critique dans la mesure où elle conduit à substituer à l’idéal d’autosuffisance auquel se réduit souvent la notion d’autonomie une conception laissant davantage de place à l’interdépendance » [21].

Or les lois rhétoriques varient selon que l’on parler de l’ordre des sciences et de l’ordre de la foi. Les premières relèvent de la démonstration, les secondes de l’argumentation. Voyons cela de plus près.

La démonstration et l’argumentation

 

Les éléments proposés dans la démonstration doivent être compris de façon univoque par tous les acteurs. C’est la raison pour laquelle les sciences exactes sont fondées sur l’expérimentation visible, par nature répétable si les conditions sont identiques. La démonstration veut convaincre. Or ce verbe contient le mot vaincre. On ne peut que donner raison à celui qui déroule devant nous une démonstration sans faille. La démonstration vise à prouver des propositions pour les amener au statut de faits établis que personne ne pourra contester. Par exemple, le fait que Jésus ait été crucifié sous Ponce Pilate appartient au monde de la science historique. Cet évènement n'est pas seulement rapporté par les Évangiles mais aussi par l’historien romain d’origine juive Flavius Josèphe. On peut supposer à bon droit une objectivité de cet auteur concernant la mort de Jésus, car il n’avait pas de lien avec les chrétiens.

Or la réalité ne se réduit pas à ce qui est observable uniquement au moyen des sciences dites exactes. La voie de l’argumentation s’avère indispensable pour nous diriger et nous permettre de nous forger un avis. Ainsi en est-il des opinions, des goûts, des croyances, des choix personnels quant à l’art de vivre. De façon semblable, les questions de société ne sont pas décidables une fois pour toutes à l’aide de la seule démonstration : comment vivons-nous, par exemple, la liberté, la justice, l’égalité ? Pour analyser et défendre des points de vue relevant de ces domaines, l’argument joue un rôle décisif. C’est le propre de l’être humain (à la différence de l’animal) de pouvoir expliciter son point de vue sur le monde dans lequel il vit[22]. Cela implique l’usage des mots et de la parole. La vie et l’existence communes nous posent des questions, et les traditions philosophiques et théologiques nous proposent des réponses. L’argumentation, à la différence de la démonstration, est de l’ordre du vraisemblable et du discutable. Vraisemblable, parce qu’il est possible que d’autres arguments valables puissent amener deux interlocuteurs à penser différemment de ce qu’ils envisageaient au début de la conversation. Discutable, parce que la réponse à la question posée suscite inévitablement d’autres réflexions et interrogations, auxquelles seront apportées d’autres perspectives.

Ce schéma de questions et de réponses peut se poursuivre indéfiniment. Se façonner une opinion fruit d’une délibération constitue une démarche capitale et pour la démocratie et pour une Église qui vise à former des chrétiens adultes, capables de discernement et de responsabilité. C’est bien à tort que l’on critique aujourd’hui le concept d’opinion. L’erreur vient sans doute de ce que nos contemporains assimilent les avis personnels à une opinion publique qui est donc par nature manipulable.

L’argument peut donc être compris comme suit :

« une raison pour penser certaines choses sous un autre angle, il exprime ainsi une opposition par rapport à ce qui est l’opinion courante »[23].

Si la science cherche à convaincre, la voie argumentative cherche à persuader. En ce sens, le chemin de l’argumentation constitue la seule voie pour transmettre la vérité chrétienne. La violence et la manipulation s’excluent elles-mêmes, car elles usent de la contrainte. C’est donc bien par l’art d’emporter l’agrément que nous devons appliquer si nous voulons amener quelqu’un à examiner, ou à réexaminer, ce qu’il éprouve pour le christianisme. Les chemins de la persuasion cherchent à obtenir le consentement de l’auditeur. L’art de persuader ne vise pas qu’une adhésion intellectuelle, mais il touche également l’affect et les sentiments. C’est par le cœur au sens biblique et pascalien, et non par la seule raison, que nous éprouvons la connaissance de Dieu. Le cœur désigne l’intériorité, ce qui appartient au plus intime de l’être humain. Il comporte une dimension cognitive, affective et spirituelle. C’est le lieu de l’assentiment qui accepte le travail de Dieu en nous. Blaise Pascal l’exprime de façon lapidaire : « Qu’il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer » [24]

Les logiciens de Port-Royal auxquels appartenait Blaise Pascal donnent une définition plus colorée de la rhétorique que celle qui nous a guidés jusqu’ici :

« La principale partie [de la rhétorique] consiste à concevoir fortement les choses et à les exprimer en sorte qu’on en porte dans l’esprit des auditeurs une image vive et lumineuse, qui ne présente pas seulement ces choses toutes nues, mais aussi les mouvements avec lesquels on les conçoit » Ailleurs, ils écrivent : « C’est un défaut de présenter les vérités de la religion comme de simples propositions spéculatives car elles doivent être ‘aimées, révérées et adorées par les hommes’ »[25].

Dans cette perspective, récapitulons quelques figures essentielles qui apparaissent dans les prédications et qui leur donnent leurs attraits.

Sans conteste, la plus importante de ces figures est la métaphore. Commençons par citer un extrait de prédication lors d’un culte de Pâques en 2005 :

 

« comme elles [les femmes devant le tombeau du Christ], dans un premier temps, on a de la peine à y croire. Quand on est prisonnier des tombeaux dans lesquels il nous arrive de croupir, quand on vit crucifié aux bois de la maladie, de la solitude, de la dépression, de l'échec, on a de la peine à croire que la vie est forcément au bout, que l'amour n'est pas très loin, que les pierres, toutes les pierres se roulent… Ce n'est pas évident de se dire et de proclamer qu'il n'y a rien ni aucun lieu de cette terre qui ne puisse être visité par le souffle du Dieu qui vient relever, redresser, ressusciter »[26].

La métaphore comporte une puissance d’évocation. Pour en comprendre le fonctionnement, il faut se souvenir qu’elle est d’abord de l’ordre du comparé et du comparant. Elle opère un transfert, qui permet à l’auditeur de saisir ce dont il est question bien mieux que de longues explications. Dire de la maladie, de la solitude, de la dépression et de l’échec qu’ils sont des tombeaux permet immédiatement d’en saisir la dimension existentielle et la proximité avec la mort. Il en va ainsi de toutes les métaphores, nombreuses, utilisées dans les prédications. Par exemple, les tempêtes qui traversent nos vies ou les déserts de notre cœur. 

Les oxymores constituent une autre figure rhétorique. Elles créent un contraste entre deux réalités qui d’ordinaire ne cohabitent pas ensemble. Par exemple, un prédicateur affirme que nous sommes invités « à soupçonner le bien » chez notre prochain. Le choc entre le verbe qui incite à la méfiance et le complément qui entraîne dans une démarche positive crée une sorte de court-circuit dans notre logique et oblige l’auditeur à se demander ce que l’orateur a voulu dire ; cela le stimule à réfléchir à ce que cela signifie pour lui. 

Diversité des auditoires : le pathos

Pour faire progresser la part de Dieu dans l’être de l’homme, la prédication doit tenir compte du rôle irremplaçable du Saint-Esprit. Je le comprends ainsi : recevoir collectivement un texte biblique signifie être interprété soi-même et communautairement par une page de l’EcritureLe Saint-Esprit joue un rôle actif tant chez le prédicateur que chez les auditeurs. Tous sont appelés à recevoir une nouvelle compréhension d’eux-mêmes. Cela est possible, mais pas garanti du point de vue humain : les résultats de la transmission de l’Evangile ne nous appartiennent pas, seul Dieu en est le maître. Cette confession de foi en l’Esprit n’empêche en rien le travail du prédicateur. Ce dernier doit tenir compte des contextes social et culturel ainsi que du cadre local pour délivrer une parole qui sonne juste : « C’est en fonction d’un auditoire que se développe toute argumentation »[27].

Le prédicateur doit penser son lien avec l’auditoire ; cela présuppose un point de départ consensuel, une sorte d’accord préalable implicite. Un contre-exemple en dit ici plus qu’une longue explication. La scène se passe lors d’un culte de confirmation de catéchumènes dans les années 1970. Un pasteur, excédé par la différence entre le grand nombre de paroissiens venus l’écouter ce jour-là et la petite assemblée des fidèles réunie lors d’un dimanche ordinaire, commença sa prédication en ces termes : « Chers paroissiens, chers curieux ». Rhétoriquement parlant, nous voyons ici que toute vérité n’est pas bonne à dire, puisque la reconnaissance mutuelle et le lien avec l’auditoire a été cassé dès le départ. 

Un exemple actuel et positif montre comment l’articulation entre la mentalité d’aujourd’hui et la prédicatrice s’est effectué. L’oratrice tient compte de notre mentalité qui succombe souvent à la maxime de quantité et qui manifeste un goût prononcé pour les chiffres et pour les statistiques. En voici un extrait : 

« Pourquoi pensons-nous que les chiffres nous permettent de saisir réellement la réalité du monde ?

Est-ce que mon smartphone dit l’entière vérité quand il affirme : aujourd’hui j’ai fait 4036 pas et ou encore lorsqu’il me renseigne en disant que j’ai 81 amis ?  Ou bien est-ce une image faussée de la réalité ? Ou ai-je manqué quelque chose d’essentiel ? [...]

Christ est ressuscité, il est vraiment ressuscité. Je crois cela. Cette affirmation offre l’espérance. Elle me met en mouvement. Elle appelle à la vie. 

A 17h :48 Jésus expira il mesurait 1.73 m et pesait 74 kilos Est-ce une affirmation ? Une affabulation. ? Qu’elle soit vraie ou fausse cette manière de décrire les choses n’est pas vraiment pertinente.

Ce qui est important c’est la foi en la résurrection ; sinon presque 2000 plus tard plus personne n’en aurait parler » [28].

Cette référence aux chiffres montre que l’ordre spirituel dépasse la matérialité des faits et la pure connaissance scientifique, elle permet de témoigner de la résurrection de Jésus. Mais il y a plus. Cette prédication prend en compte les informations culturelles implicites. Elle prend acte de la vision pragmatique du monde qui est celle de la majorité de nos contemporains. Et en même temps, elle les aide à prendre distance pour montrer les limites de cette manière pseudo-scientifique de tout mettre en chiffres et en statistiques. Ce qui apparaît à tous comme une évidence est rompu. L’auditeur est déplacé dans la compréhension habituelle du monde et peut recevoir un autre message. Pour ce faire, il a besoin qu’on lui présente la réalité dans sa complexité. Autrement dit, pour que le paroissien se sente embarqué, la prédication doit avoir une consistance dialectique, c’est-à-dire respecter la complexité du réel.

L’interaction rhétorique comme négociation de la distance entre le prédicateur et ses auditeurs

 

Pour entrer dans cette interaction, je reprends et développe le rôle des trois composantes de la rhétorique dans tout contexte d’énonciation. 

L’ethos d’un orateur se présente comme la capacité à montrer une humanité partagée. L’émetteur est appelé à inspirer un auditoire, c’est-à-dire à traduire ce que lui-même a découvert et à le transmettre avec fidélité et courage. L’ethos se met au service d’un logos qui le dépasse. 

Le logos est le lieu où se joue le débat incessant entre d’une part les situations dans lesquelles vivent les auditeurs et les interrogations que cela pose, et d’autre part les réponses qu’offrent un discours donné. La rhétorique vise à agrémenter le discours par des figures qui rendent le propos attractif et accessible pour un auditoire, le pathos, que l’on doit chercher à persuader.

Le pathos, qui constitue la troisième composante de la rhétorique, reflète l’ensemble des émotions que ressent un auditoire. Le terme de pathos, qui désigne originairement la souffrance, souligne que les auditeurs subissent les propos du rhéteur. L’orateur espère amener ses vis-à-vis à se laisser interpeller par ses propos. 

Reprenons ces trois notions dans le cadre de la tâche de la prédication. Le logos renvoie aux Ecritures, qui sont historiquement et existentiellement à distance du locuteur et des auditeurs. Or le prédicateur, par son acte de lecture dont il livre oralement le résultat, créée un monde. Ce monde est celui ouvert par le texte biblique qui dès lors n’est plus derrière nous, mais devant nous. La péricope biblique reste d’abord un texte, il s’agit de la laisser être ce qu’elle est : une œuvre écrite. Elle est posée là de façon irréductible. Cela explique pourquoi, du point de vue liturgique, on lit d’abord des passages bibliques du lectionnaire, et ceci dans leur intégralité. La prédication vient ensuite, elle est portée par ces textes. L’extériorité des Ecritures saintes est sauvegardée par rapport au prédicateur, puis par rapport aux auditeurs. Seule cette mise à distance[29] permet un travail d’entrecroisement du texte dans sa propre vie. La finalité de la prédication doit permettre aux participants du culte de recevoir le vieux texte dans une nouveauté. Or l’acte de lecture, et par conséquent l’acte de prêcher, ouvre ces écrits du passé pour créer un monde dans lequel le prédicateur et l’auditoire puissent se retrouver et projeter de nouveaux possibles pour leur propre existence. Nous pouvons transposer aisément ce que dit Wolfgang Iser dans le monde de l’écrit pour notre propos : « L’ouverture de l’offre de sens et de signification […] ne se réalise que par sa fusion avec l’horizon d’attente, de compréhension et d’imagination [de l’auditeur] »[30].

L’écoute d’une prédication permet d’habiter mieux et autrement la vie réelle. Elle offre une parenthèse bienvenue dans la réalité qui « se porte mieux si on lui donne ses justes vacances d’irréalité »[31]. Par le biais de variations imaginatives, l’auditeur entre dans le texte biblique. Le but de la prédication est donc de permettre à l’auditeur de comprendre les effets produits par le monde du texte dans son existence et dans la vie de la société à laquelle il appartient. Pour donner consistance à cette idée de décalage il est utile de se souvenir que les textes bibliques ne se situent pas en prolongement directe de nos sentiments spontanés[32].

La prééminence de la Bible rappelle que tout langage possède également une vertu instituante. Par le biais d’une écoute commune des Ecritures, la communauté se rassemble, se construit et se trouve des points communs. Dans cette perspective, la prédication, par le biais de son insertion dans l’espace cultuel et l’usage des actes de langage, produit également un contexte d’énonciation[33].

Les différents genres littéraires des textes bibliques nécessitent un travail rhétorique différencié : l’entrée en matière ne sera pas la même que nous soyons face à des récits, des maximes, des prophéties, des paraboles ou des psaumes. Ainsi certains textes et paroles de l’Evangile présentent par eux-mêmes une distance par rapport à notre manière de vivre quotidienne. Ils sont en décalage par rapport à notre compréhension ordinaire de la vie. J’en donne quelques exemples : « aimez vos ennemis » (Mt 5, 43-44), le jeune homme riche qui n’arrive pas à faire ce que Jésus lui demande et qui reste malgré tout aimé par Dieu (Mc 10,17-30). Il en va aussi du message central de la croix et de la résurrection qui déconstruit nos représentations spontanées de Dieu pour nous présenter celle du serviteur souffrant et victorieux.

Quant aux paraboles, elles se présentent d’elles-mêmes comme des histoires ouvertes dans lesquelles les membres de la communauté sont invités à se situer après avoir vécu, par la magie du récit et des variations imaginatives, dans la peau d’un des personnages. Ainsi nous sommes révélés à nous-mêmes en écoutant la situation apparemment injuste des ouvriers de la onzième heure (Mt 20, 1-16), ou en comprenant la réaction du frère aîné lorsque son père accueille inconditionnellement le fils prodigue (Lc 15, 11-32). Voyons comment un prédicateur traite rhétoriquement le texte biblique sur la brebis perdue et notamment sur le verset suivant : « Lequel d’entre vous, s’il a cent brebis et qu’il en perde une, ne laisse pas les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert pour aller à la recherche de celle qui est perdue jusqu’à ce qu’il l’ait retrouvée » (Lc 15,3). Pour commenter ce verset, le prédicateur commence par faire allusion à une publicité marquante, que nous pouvions voir en Suisse sur des panneaux d’affichage publicitaire en avril 2017. L’affiche représentait des moutons blancs, placés sur le drapeau suisse et un mouton noir, tourné délibérément vers l’extérieur et qui n’avait pas sa place sur le drapeau. En sur impression, nous pouvions lire : « pour plus de sécurité ». Cette affiche a suscité de nombreuses polémiques et il était impossible alors d’ignorer son existence et son contenu xénophobe. En faisant allusion à cette affiche (sans jamais la mentionner), le prédicateur entre immédiatement en lien avec l’auditoire et suscite son intérêt. Voici son exorde : 

« Tenez, je prends un problème de tous les jours, un problème simple, je rentre mes moutons le soir. En principe, ils sont tous de la même couleur. Sauf pour ceux d’entre vous qui se souviennent des vieilles publicités, vous le reconnaissez ! Les moutons, ils ne sont pas de toutes les couleurs sous nos latitudes, ils sont plutôt blancs, parfois il y a des moutons noirs, peu de nuances de gris. Je compte, […] j’arrive à nonante-neuf et il en manque un. Eh bien, me dis-je, il n’avait pas besoin de s’égarer ? Il n’avait qu’à suivre le troupeau ? C’est son problème ? J’ai fait mes heures, je m’en fiche ? Oui, mais quand même c’est ennuyeux. On voit mal un responsable, une responsable de quoi que ce soit, se comporter ainsi. Vous voyez le topo, le groupe du troisième âge qui rentre : il en manque un ! La sortie d’entreprise, il en manque un ! Pour les classes, l’école, pas question de cela… Alors le bon berger, la bonne bergère, eux, vont mettre à l’abri leur troupeau et sortir pour retrouver le centième »[34]

Dans ce passage, nous constatons la proximité culturelle avec l’auditoire. Mais surtout, le prédicateur détourne le sens polémique et usuel de l’affiche. Le mouton noir devient le mouton que le Christ va chercher en délaissant les nonante-neuf autres. Ensuite, le prédicateur, avec humour et astuce, désamorce la charge agressive de son propos en montrant que chacun de nous peut être la brebis perdue, et peut être comparé soit à un mouton noir, soit à la brebis que vient chercher le Christ. Le pasteur condamne l’affiche, mais ne condamne pas les personnes. Il opère une variation herméneutique qui sonne juste. 

Dans ce travail d’actualisation du texte biblique, je relève pourtant deux dangers liés à son interprétation. La variation imaginative peut conduire à une surinterprétation du texte. Cette dernière consiste à se laisser dériver dans son discours et l’auditeur ne voit plus le lien entre la digression ainsi effectuée et le texte biblique. Le recours à l’exégèse scientifique peut intervenir dans ce cadre comme lieu de vérification. L’exégèse est aussi utile après coup. L’autre danger qui guette le travail homilétique est la paraphrase. Le locuteur alors ne rejoint pas les préoccupations de l’auditoire. Le travail herméneutique et rhétorique nous aide à trouver la juste distance entre le monde du texte et le monde de l’auditeur. 

Conclusion

A l’heure du triomphe apparent du virtuel et des réseaux sociaux, il me plaît de terminer cet article en relevant l’atout primordial de la prédication : son oralité. Le style oral affecte directement la rhétorique mise en œuvre dans les prédications. En effet, le fait que le code soit phonique et non graphique joue sur la question de la distance. L’oralité permet une proximité avec les auditeurs, dans la mesure où elle permet un ancrage actionnel et situationnel fort. L’oralité favorise le cadre référentiel commun. De plus la coprésence spatio-temporelle permet d’une part une plus grande liberté d’expression par le biais d’une parole plus spontanée et d’autre part une présence communicative où l’émotion est plus perceptible que dans l’écrit[35]. L’oralité et la présence humaine sont essentielles. Si les préjugés et les fausses rumeurs se répandent facilement sur Facebook, la rencontre humaine en chair et en os permet de les surmonter partiellement. Pour dépasser les socio-types, rien ne remplace les rencontres humaines. Concluons en rappelant la tâche de la prédication. Celle-ci a la passion de la transmission de mots qui donnent une consistance sociale et existentielle aux paroles qui disent l’Evangile. C’est pourquoi je fais mienne cette parole du poète Edmond Gilliard : 

« Si j’étais plus sûr de mon métier, […] comme je mettrai fièrement à mon enseigne : ‘Ici l’on décrasse les mots…’ Regratteur de mots, décrotteur de vocables : dur, mais utile métier »[36].

Bibliographie

 

-   Vincent Descombes, Le parler de soi, Paris, Gallimard, coll. Folio essais 596

-   Edmond Gilliard, cité par : Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, Paris, PUF, coll. Quadrige, 19893 [1989]

-   Franziska Loretan-Saladin et François-Xavier Amherdt, Prédication : un langage qui sonne juste. Pour un renouvellement poétique de l’homélie à partir des réflexions littéraires de la poétesse Hilde Domin, Saint-Maurice, Editions Saint-Augustin, 2009

-   Michel Meyer, Principia Rhetorica. Une théorie générale de l’argumentation, Paris, Fayard, coll. Ouvertures, 2008

-   Blaise Pascal, De l’art de persuader, Paris, Mille et une nuits 340, 2001

-   Blaise Pascal, Œuvres complètes II, présentée par Michel Le Guern, Paris, Gallimard, 2000

-   Corine Pelluchon, Ethique de la considération, Paris, Seuil, coll. L’ordre philosophique, 2018

-   Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Université de Bruxelles, 19885

-   Paul Ricoeur, « Herméneutique philosophique et herméneutique biblique », in Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986

-   Paul Ricoeur, « La fonction herméneutique de la distanciation », in Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986

-   Alain Thomasset, Paul Ricoeur, une poétique de la morale. Aux fondements d’une éthique herméneutique et narrative dans une perspective chrétienne, Louvain, Presses Universitaires de Louvain, coll. Bibliotheca ephemeridum theologicarum lovaniensium CXXIV, 1996

 

[1] Blaise Pascal, « Pensée 161 », in Œuvres complètes II, présentée par Michel Le Guern, Paris, Gallimard, 2000, p. 601-602 ; 

[2] Pour éviter des lourdeurs, je n’ai pas indiqué systématiquement la forme féminine à côté du masculin. Il faut évidemment inférer à chaque fois le féminin. 

[3] Blaise Pascal, De l’art de persuader, Paris, Mille et une nuits 340, 2001.

[4]Blaise Pascal, Œuvres complètes II, présentée par Michel Le Guern, Paris, Gallimard, 2000. Pour une biographie de Blaise Pascal, voir Jacques Attali, Blaise Pascal ou le génie français, Paris, Fayard, 2000.

[5] Michel Meyer, Principia Rhetorica. Une théorie générale de l’argumentation, Paris, Fayard, coll. Ouvertures, 2008, p 20. 

[6] Voir Michel Meyer, op.cit, Paris, Fayard, 2008, p 115.

[7] Nicolas Cochand donne la définition suivante de la spiritualité : « La spiritualité est une activité individuelle, qui implique de se mettre à distance de soi, pour se ressaisir et se situer à nouveau, en quête de cohérence et de sens, en relation avec une transcendance, en référence avec une tradition vivante ». Nicolas Cochand, « Religieux et/ou spirituel », in Isabelle Grellier, Fritz Lienhard (éd.), Attentes religieuses dans le Protestantisme en France et en Allemagne, Observations pastorales, LIT Verlag, Vienne, 2017, p. 163.

[8] Blaise Pascal, De l’art de persuader p. 9.

[9] Voir Jean-François Amadieu, La société du paraître. Les beaux, les jeunes… et les autres, Paris, Odile Jacob, 2016, p. 12 sqq.

[10] Blaise Pascal, « Pensée 41 », in op. cit., p. 552. 

[11] Blaise Pascal, « Pensée 547 » in op.cit., p. 776. 

[12] Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou l’art de penser, Paris, éd. Pierre Clair et François Girbal, PUF, 19655 [1683], cité par Vincent Descombes, Le parler de soi, Paris, Gallimard, coll. Folio essais 596, p. 38.

[13] Cette anecdote m’a été rapportée oralement par Arnaud Joint-Lambert, professeur de théologie pratique à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve.

[14] Blaise Pascal, « Pensées 290 », in op. cit., p. 648-649.

[15] Blaise Pascal, « Pensées 181 », in op. cit., p. 606. 

[16] Blaise Pascal, « Pensées 379 », in op. cit., p. 672. 

[17] Blaise Pascal, « Pensées 122 », op. cit., p. 581

[18] Robert Neuburger, Exister. Le plus intime et fragile des sentiments, Paris, Payot & Rivages, 2012,

[19]Ibid., 14.

[20] Pour cette distinction, voir Pierre Paroz, Prends soin de ma fin. Du devoir de vivre et du droit de mourir dans la dignité, Éditions Olivétan, Lyon, p. 77.

[21] Corine PelluchonEthique de la considération, Paris, Seuil, coll. L’ordre philosophique, 2018, p. 61.

[22] Voir Michel Meyer, Principia rhetorica. Une théorie générale de l’argumentation, Paris, Fayard, 2008, p. 15. 

[23] Michel Meyer, op.cit., p 98. 

[24] Blaise Pascal, « Pensées 357 », op. cit., p. 666.  

[25] Antoine Arnaud et Pierre Nicole, La logique ou l’art de penser, Paris, Flammarion, 1970, cité par Thomas M. Carr Jr, « Prêcher raisonnablement : rhétorique et prédication chez Nicole », in www.amisdeportroyal.org./société/wp/uploads/2017/63, consulté le 20 novembre 2019 (p. 97).

[26] Jean-Michel Perret, prédication prononcée au Centre paroissiale de Bernex, le 27 mars 2005, tiré de :https://célébrer.ch/cultes-radio/details/17/7348503414224238750.html#.Xl0OGS17St8, consulté le 13 mars 2020.

[27] Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Université de Bruxelles, 19885, p. 7.

[28] Marion Moser, prédication prononcée le 12 avril 2015 à Adliswil (Zürich) et transmise à l’auteur.

[29] Voir pour tout ce passage : Paul Ricoeur, « Herméneutique philosophique et herméneutique biblique », in Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p. 119-130 et Paul Ricoeur, « La fonction herméneutique de la distanciation », in Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p. 101-117.

[30] Wolfgang Iser, L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, traduit de l’allemand (Munich, 1976), Bruxelles, Mardaga, 1985, p. 317-398, surtout 318-352.

[31] Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Le livre de Poche, coll. Biblio essais 4160, 2018 [1942], p. 34.

[32] Je ferais une exception à cette remarque : la lecture des psaumes qui offrent un langage immédiat en faisant échos à toute la gamme de nos sentiments spontanés : joie et tristesse, colère et apaisement, désespoir et espoir, peur et confiance entre autres. 

[33] Voir Félix Moser, « Etre crédible : la parole donnée », in Bulletin du Centre Protestant d’Études, no 4, Genève, septembre 1999, p. 1-31 et « Mit Altem Neues schaffen, Materiale Homiletik zwischen Betonsprache und treffender Sinngebung », in Hans Kerner (Hrsg.), Predigt Konkret, Grundlinien homiletischer Ansätze, Leipzig, Evangelische Verlagsanstalt, 2011, p. 125-138.

[34] Extraits de la prédication de François Lemrich, diffusée sur Espace 2 le 7 avril 2013 depuis le temple de Nyon

Tiré de : https://célébrer.ch/cultes-radio/details/17/7348503416728808385.html#.Xl0NcS17St8

Site consulté le 2 mars 2020. (p. 276)

[35] Voir Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat, René Rioul, Grammaire méthodique du français, Paris, Quadrige manuel / PUF, coll. Linguistique nouvelle, 1994, p. 53. 

[36] Edmond Gilliard, cité par : Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, Paris, PUF, coll. Quadrige, 19893 [1989], p. 40.

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