Marc 12, 41-44
Culte à Grandchamp
11 novembre 2018
I Rois 17, 8-16 ; Hébreux 9, 24-28 ;
Marc 12,41-44
« Car tous ont mis en prenant sur leur superflu, mais la veuve a pris sur tout ce qu’elle possédait[1]. »
Il existe un certain nombre de questions dont on peut débattre sans fin. Parmi celles-ci : comment distinguer le superflu de l’essentiel ? La réponse à cette question comporte une part très personnelle mais aussi une dimension communautaire.
Quelles sont nos options d’achat ? Quelles économies allons-nous faire ? Quelles sont les infrastructures indispensables dont nous devons disposer pour remplir notre mission ?
Ces questions s’inscrivent dans une société occidentale de surconsommation. Nous vivons à l’ère du Big Data qui permet la mise en place d’immenses banques de données informatiques au service de la vente et de la publicité. Par le jeu des algorithmes, les données du Big Data font des offres susceptibles de combler nos envies. Je vous donne un exemple : imaginez que vous achetez un livre de botanique. A côté de votre achat, vous aurez alors immédiatement une mention du genre « ceux qui ont commandé cet ouvrage ont aussi aimé… », et vous trouverez alors sous forme de vignettes des dizaines d’ouvrages gravitant autour de cet intérêt pour les plantes : de l’encyclopédie la plus scientifique en passant par la médecine des plantes, pour terminer par les recettes de cuisine confectionnées à base de plantes. Lorsque je commande un livre dont j’ai besoin, il m’arrive parfois de craquer et d’en acheter un autre dont je n’ai en réalité nul besoin.
L’Évangile de ce matin heurte de plein fouet nos envies de superflu. La figure de cette veuve impressionne d’autant plus qu’elle est dans un dénuement extrême. Une veuve en Israël du temps de Jésus[2] vivait grâce à la 64e partie d’un salaire de journalier.[3] Autant dire, comme le traduit la traduction œcuménique de la Bible, qu’elle « a pris sur sa misère » pour mettre l’argent dans le tronc.
Comment alors distinguer le nécessaire du superflu ? La question peut se traduire dans le vocabulaire de la psychologie, qui distingue entre nos besoins vitaux et nos désirs. La satisfaction de ces désirs ne procure pas le bonheur. Au contraire, puisque le désir est dévorant et que par nature il cherche toujours plus ! Mais cela ne fait qu’aviver notre question.
Qu’est-ce qui, du point de vue de la dépense d’argent, est indispensable, et qu’est-ce qui est inutile ?
Je vous propose alors deux éclairages qui m’ont aidé. D’abord une phrase d’un écrivain poète, Christian Bobin, qui écrit :
« L’essentiel c’est ce que l’on a tendance à négliger. »
Cet écrivain a raison, il est possible de passer à côté de la vraie vie et de se perdre dans les divertissements. Il est possible de se perdre lorsqu’on mise tout sur la satisfaction immédiate de ses propres désirs.
Mais j’aimerais aussi rappeler le cadre dans lequel la veuve fait le geste de mettre quelques piécettes dans le tronc. Elle fait une offrande au Temple, et cette dernière est destinée à permettre la vie d’autrui, que soit par le service du Temple ou par la redistribution aux plus démunis.
Ce qui importe donc avant tout dans ce geste, c’est sa finalité. Et ce qui est essentiel, c’est le rapport aux autres. En écoutant uniquement la pente de nos envies, ce que l’on a tendance à négliger ce sont justement les autres et leurs besoins réels.
Ce qui est au cœur, c’est bien la lutte pour la pauvreté, et non pas une sorte de performance qui consisterait à se dépouiller pour se mortifier. En relisant les évangiles dans leur entier, on découvre que Jésus Christ, à l’inverse de certains autres courants religieux de son époque, n’a pas prôné l’ascétisme qui impose des privations pour elles-mêmes.
Christ n’a pas prêché la souffrance de l’ascète qui devrait vivre sans argent. Par contre, il a exhorté sans cesse à plus de générosité, à plus de partage. Ce qui est essentiel, c’est de vivre dans la relation avec autrui, et c’est pourquoi dans la scène précédente Jésus combat avec véhémence les scribes qui dévorent le bien d’autrui. Jésus ne combat pas seulement le culte de l’apparence et de la gloriole personnelle, mais il rappelle que la vie spirituelle et le don d’argent sont couplés. Pour Jésus, l’essentiel n’est pas dans la privation de l’ascèse, mais dans l’offrande faite pour autrui. Ici c’est Spinoza qui trouve le commentaire exact quand il écrit : « les actions qui visent seulement l’utilité de l’argent je les rapporte à la fermeté, celles qui visent l’utilité d’autrui je les appelle générosité[4]. » Voilà donc le premier éclairage, qui m’amène tout de suite au deuxième. Celui-ci a trait à la considération. Jésus considère la veuve et son action comme ayant autant de valeur et de prix que les riches qui donnent une grande somme d’argent. La quantité n’est pas le seul critère de jugement. Le don de l’argent ne doit pas se transformer en une sorte de performance personnelle. La quantité récoltée ne doit pas être un but en soi.
Et c’est dans la vraie considération que nous trouvons la vraie libération de l’Évangile de ce matin. Ce qui importe, c’est l’action de la veuve. Son geste mérite considération. Elle a réussi à quitter son univers, ses préoccupations les plus quotidiennes, ses soucis certainement nombreux puisqu’elle devait compter tous les jours ses piécettes pour survivre. Le geste de la veuve est un exemple pour nous car elle a reçu la force de dépasser ses propres soucis, elle sut se libérer de l’emprise de sa peur du lendemain pour accomplir une action qui relève de la folle générosité, de la gratuité, dépassant de loin le calcul raisonnable.
En m’inspirant de son geste, je suis appelé à me libérer de mon petit moi et surtout de ma crainte de ne pas avoir assez. Je suis invité à joindre le geste à la parole et à me tourner vers les autres. Dans cette démarche, l’illusion du superflu est dévoilée[5]. Le geste si radical de cette veuve rappelle avec force que mon argent ne peut pas servir de garantie pour l’avenir. L’argent et tout ce que je pourrais faire avec peuvent devenir un écran à ce que je pourrais vivre et partager avec d’autres dans la simplicité et la sobriété.
Vivre de peu est sans doute une exigence, et la difficulté du chemin ne doit pas être masquée.
Mais vivre de peu c’est aussi apprendre que la simplicité de cœur et son mode de vie font office de grâce qui illumine la vie.
Le don de la veuve est en même temps le don de la vie. Il est un miracle. Et il est très beau que le lectionnaire propose en ce dimanche de mettre en parallèle le récit de la veuve qui donne ses piécettes avec cet autre récit, celui de la veuve de Sarepta qui donne à Elie de sa farine pourtant essentielle à sa survie et à celle de son fils.
L’essentiel est ce que l’on néglige. Oui, Christian Bobin a raison. La vie ne réside pas dans ce que je possède mais elle réside dans ce que je suis, dans ce que j’ai reçu et que je suis appelé à redonner plus loin.
L’enjeu final étant de donner, à tous et toutes et sans distinction, les moyens de vivre une vie pleine et épanouie.
Ces deux veuves, celle de Sarepta et celle de l’Évangile, unies par un même destin ont compris que la vraie vie se situait dans un mouvement pour une vie digne et bonne. J’aimerais alors, pour terminer, donner une dernière fois la parole à Christian Bobin :
« Le jour où nous consentons à un peu de bonté est un jour que la mort ne pourra plus arracher au calendrier[6]. »
Amen
[1] Marc 12, 44
[2] Jean Valette, L’Évangile de Marc, parole de puissance, message de vie, Notes sur le texte, Paris, Les bergers et les mages, 1986, p.241.
[3] Renseignement trouvé dans Jean Valette, L’Évangile de Marc, parole de puissance, message de vie, commentaires tome II, Les bergers et les mages, Paris, 1986 p.141.
[4] Cité par André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, Paris, Presses Universitaires de France, 1995, p.130.
[5] Voir sur ce point Jean Valette, L’Évangile de Marc, parole de puissance message de vie, commentaires tome II, Paris, Les bergers et les mages, 1986 p.144.
[6] Christian Bobin, Ressusciter, Paris, Gallimard, coll. Folio n° 3809, p. 18.