Confesser sa foi en paroles et en musique
Une perspective mystagogique[1]
Katharina Vollmer Mateus et Félix Moser
« Erfahren und teilnehmen lassen - ist wichtiger als ›erziehen‹ und ›vermitteln‹ »
H.B. Kaufmann[2]
- Introduction
Nous aimerions vous présenter quelques aspects du culte de baptême en insistant sur sa perspective mystagogique. Ce terme signifiant littéralement « initiation au mystère de la religion », il pourra surprendre les oreilles protestantes. Nous prenons ici mustêrion dans sa signification rituelle et cultuelle et non pas intellectuelle ; il n’est justement pas destiné aux seuls initiés. La liturgie relève avant tout de l’ordre du faire, de la pragmatique. Elle ouvre sur plusieurs registres qui touchent l’ensemble de notre être : physique, émotionnel, sentimental intellectuel. Ces registres sont en réalité toujours liés et ce n’est qu’artificiellement que nous les séparons. Dans ce contexte liturgique, nous aimerions également montrer la fécondité de la dimension pédagogique spécifique propre au chant puisque ce dernier mobilise tout notre être. Ce point de départ n’est pas fortuit. Les pratiques réformées de préparation au baptême ont privilégié la forme explicative. Cette dernière est certes importante puisqu’elle permet aux gens de comprendre la signification de l’acte. Mais s’avère-t-elle suffisante lorsqu’il s’agit de participer au rite d’incorporation du baptême ?
L’hypothèse que nous aimerions partager est la suivante : ce n’est que dans la mesure où un cadre minimal est respecté et que les différents membres de l’assemblée deviennent partie prenante qu’ils peuvent s’approprier le sens du rite baptismal. Les cantiques chantés ensemble constituent un élément privilégié de cette appropriation. Bien conduit, le chant représente un exemple paradigmatique d’une approche mystagogique puisque, par nature, il mobilise tous les registres de notre corps et qu’il nécessite une forme d’initiation.
Nous aimerions vous présenter, sous forme narrative, quelques extraits de cultes de baptêmes d’enfants qui ont été réellement vécus[3], afin de les commenter et les interpréter. Nous ne prétendons nullement à l’exhaustivité, la finalité de notre exposé étant d’amener des réponses partielles à la question suivante : comment créer les conditions qui permettent à une communauté culturellement éclatée de vivre ensemble l’aspect du mustêrion qui est une des caractéristiques de la célébration cultuelle baptismale ?
- Le langage performatif défié par le « nous éclaté »
--- Dimanche matin. Une paroisse de l’Église protestante de Genève. Au son des cloches, j’entre dans la chapelle de la paroisse dans laquelle je me rends depuis quelques années. La moitié des bancs, soit les 4-5 premiers rangs, sont remplis d’une foule colorée, mouvementée. Je salue quelques anciens membres de la paroisse, assis dans les derniers rangs et croise un regard qui m’apparaît légèrement conspirateur ainsi qu’un autre qui me semble témoigner d’un stoïcisme ostentatoire.
L’organiste nous fait entrer dans le culte par un prélude. La sonorité et le mouvement dans la nef ne changent pas beaucoup. Le pasteur prononce une salutation liturgique et souhaite la bienvenue, spécialement aux deux groupes de baptême présents, les familles, parrains, marraines, avec leurs invité/es. Une des deux familles « en profite » pour faire baptiser ses trois enfants. Quelques amis et amies arrivent en retard ; ils sont alors chaleureusement accueillis par les familles. ---
Ces premières séquences indiquent que la communauté forme au départ un « nous éclaté », porteur d’une unité factice. L’usage de ce « nous » rassemble au moins trois groupes de personnes fort différentes qui présentent, face à la cérémonie qui les rassemble, des attentes et des rôles divers : le « nous » des familles des baptisés, le « nous » des membres de la paroisse et le « nous » des célébrant/es[4].
Le langage utilisé lors d’un culte est de type performatif, c'est-à-dire qu’il effectue en principe ce qu’il dit. La liturgie n’utilise pas – pour l’essentiel – un langage représentatif mais, par une série d’actes de langage, elle met en scène, elle présente les relations entre Dieu et les humains. Cet extrait indique que les conditions qui devraient permettre au langage liturgique d’être performatif, donc d’opérer, de créer une atmosphère, de « mettre les gens dans le coup », ne sont dès l’abord pas réunies. En réalité, un langage n’est jamais performatif en soi, il nécessite des conditions favorables aussi bien du côté de l’autorité reconnue (de celui ou de celle qui est habilité/e à prononcer les paroles performatives), que du côté du cadre posé et de l’emploi précis de certaines formes littéraires[5].
Or, dans le cadre de cette cérémonie et dès les premiers mots de l’accueil, l’effet du langage performatif, est en quelque sorte brisé. Le mouvement initié, par le son des cloches et le jeu d’orgue, ainsi que les paroles d’accueil de l’officiant, qui permet de créer une atmosphère propice au recueillement est cassé. Le cadre culturel est transformé en cadre convivial certes mais qui n’est plus différent de celui de l’entrée du parvis du Temple. Le jeu (par ailleurs légitime et lui aussi rituel) des salutations familiales et amicales intervient en quelque sorte à contretemps. Il ne s’agit ici nullement de donner des leçons de morale mais de prendre acte qu’un déroulement d’un culte obéit à un ordre de séquences de paroles et de gestes soigneusement articulées les uns et autres. Cet agencement particulier imprime un sens à la cérémonie cultuelle. En effet toute expérience sociale a besoin d’un cadre préétabli, fait de conventions et de codes[6]. Or dans le cas cité, ce cadre minimal n’est manifestement pas connu des participants occasionnels. Il ne s’agit pas de jeter la pierre au pasteur ou aux familles des baptisés, mais cela souligne l’importance d’envisager une préparation au baptême, non seulement en discutant le sens du baptême, mais aussi en préparant la cérémonie de baptême elle-même. La pratique a montré qu’il était très profitable d’effectuer cette préparation spécifique dans un Temple ou une Église.
- Une communion phatique --- Le culte continue. Nous chantons le premier cantique. Une quantité considérable de personnes ne s’est pas munie de recueil. Au milieu de la première strophe, il semble que l’on se soit finalement mis d’accord sur lequel des deux recueils à disposition le pasteur s’est référé en annonçant le numéro du chant. Plusieurs personnes regardent ensemble dans un recueil et se penchent en avant sans pour autant chanter. Les deux membres du conseil de paroisse, assis derrière moi, chantent avec beaucoup d’emphase. ---
Ce deuxième extrait indique un autre type de difficulté fréquemment rencontrée dans les célébrations de baptêmes. Celles liés à l’organisation pratique et celle liée aux capacités de comprendre les us et coutumes, les codes et la culture requise pour ceux et celles qui sont associés très occasionnellement à un culte. Là aussi le chant joue un rôle de révélateur important. Ne pas participer au chant constitue aussi une communication. Erving Goffman explicite cela en disant qu’« il n’arrive jamais que rien n’arrive »[7], autrement dit il se passe toujours quelque chose, quand bien même nous nous taisons et nous ne faisons rien. « Même si un individu peut s’arrêter de parler, il ne peut s’empêcher de communiquer par le langage du corps ; […] il ne peut pas ne rien dire »[8]. Ainsi, ce sociologue paraphrase Paul Watzlawick qui écrit qu’« on ne peut pas ne pas communiquer »[9]. On ne peut pas s’éclipser au moment du chant de l’assemblée. Le chanteur muet et le silence expriment une timidité voire une gêne, mais ils peuvent aussi signifier un désaveu ou encore une opposition. Le silence, les regards, les expressions, les chuchotements ouvrent la voie à une communication de type implicite. Cet aspect analogique de la communication s’exprime parfois plus fort que la parole. Or nous savons bien que les expressions du visage, les allusions à mi-voix sont plus difficiles à supporter que la parole directe. Cette difficulté est d’autant plus grande lorsque nous y sommes confrontés dans une circonstance où nous nous engageons de tout notre être et où nous nous ouvrons à autrui ce qui est le cas lorsque nous chantons de tout notre cœur. Or l’attitude de résistance semi-affichée ou un désengagement à peine déguisé provoque malaise et incertitude parmi les chanteurs/euses. De plus, celui ou celle qui ne s’engage pas se place dans une position de spectateur/trice qui le maintient dans une position forte de maîtrise non-dite de la situation.
Cette disparité dans l’implication du chant touche un point névralgique du culte de baptêmes d’enfants. Le caractère hétérogène de l’assemblée rend la communication phatique[10] très difficile. Cet obstacle révèle la discordance qui s’instaure entre le statut participatif d’une part, et le degré d’adhésion d’autre part. Du point de vue du statut participatif, l’enfant, les parents, parrain et marraine participent à la cérémonie en tant qu’elle est la célébration d’un évènement biographique important : celui de la naissance d’un enfant. Ils ont donc un rôle et une compréhension précise de leur place dans le culte. Le degré d’adhésion de cette même famille à la célébration du culte chrétien et donc à sa symbolique et sa confession de foi spécifique et aux expressions langagière et rituelle qui les véhiculent, peut être faible, voire inexistant. Le cadre proposé, à savoir le culte dominical, constitue, par contre, le lieu de référence habituel des paroissiens et paroissiennes engagé/es. Leur implication dans cette cérémonie baptismale exprime l’adhésion à une tradition chrétienne et un attachement aux us et coutumes d’une communauté locale. Ce groupe de fidèles est souvent fragilisé et resserre ses liens quand sa cohésion est menacée. Se sentant envahie sur son propre terrain, cette communauté de personnes engagées souhaite pourtant accueillir ces participants occasionnels, mais elle ne sait pas « comment faire pour bien faire »[11] car elle est prise dans un mélange de sentiments très divers et contrastés allant de l’agressivité (souvent non dite) jusqu’à l’émerveillement pour la naissance de l’enfant.
La distorsion entre des statuts participatifs référés sur le seul mode du rôle des parents, parrain et marraine célébrant un événement familial et celui des degrés d’adhésion très variables des participants permet de cerner avec plus de précision la difficulté liée à communion phatique. Les tonalités affectives diverses sont engendrées par la confrontation entre des codes culturels différents. Or le chant – peut-être plus que tout autre élément du culte – devait avoir pour fonction d’être ce creuset où l’on forge collectivement un code commun entre les personnes présentes qui ensemble pourraient vivre une expérience qui ouvre sur la transcendance. Le chant possède cette capacité de renforcer la communauté événementielle. Toutefois, cette propriété du chant et de la musique ne va pas de soi. La tâches des officiants est de favoriser un contexte de communication qui permet aux chants communs de déployer leurs potentialités.
- Le dogme relativiste et la confession au Dieu de Jésus Christ
--- Dimanche matin. Culte avec baptême de deux sœurs. Après l’acte de baptême, la marraine est invitée à lire le texte qu’elle a préparé pour l’occasion. En voici quelques extraits : « Une partie d’entre nous est réunie ici aujourd’hui dans un lieu et à l’occasion d’une fête qui, pour chacun, ont une signification bien différente. Mais nous sommes ici parce que nous avons un lien avec L et M. Nous les aimons et nous voulons leur bonheur… Comme je n’ai personnellement pas la foi religieuse, j’aimerais m’attacher au sens symbolique du baptême [signe de la confiance en la vie]. L et M choisiront plus tard si elles ont foi en une puissance divine, en la providence, en un ange gardien, ou en leur guide intérieur, leur instinct ou encore en une idée de justice, en une éthique… Ce baptême n’est qu’une expression parmi d’autres de la volonté de leurs parents de donner à L et M les meilleurs atouts pour la vie… Pour ma part, Dieu pourrait être l’ordre dans le monde. Chaque chose a sa place propre… » ---
De cette présentation, nous aimerions retenir les points suivants.
- Nul ne peut et ne doit juger la foi d’autrui. La pédagogie chrétienne bien comprise nous enjoint à considérer les parents comme des adultes et invite ces derniers à expliciter leurs propres conceptions et expressions de la foi, en les confrontant à celles des autres. Par contre l’ouverture réformée posée comme dogme soulève des difficultés. Elle engendre souvent une philosophie relativiste qui ne cherche plus le débat : chacun possédant une part de vérité, il n’est plus nécessaire d’en débattre. Une théologie qui maximalise l’amour – compris dans son sens le plus banal – au détriment de la foi et de l’expérience transmise risque d’ouvrir sur une contre-façon de la tolérance. Au nom de l’accueil inconditionnel, l’Église risque d’avoir peur de poser ses propres repères et de vider la symbolique des baptêmes d’une partie de sa plénitude.
- Une communauté ne peut se réunir seulement à partir de critères de sympathie ou d’une grâce un peu paternaliste qui infantiliserait ceux et celles qui viennent demander le baptême. L’Église ne peut se comporter comme si elle postulait qu’elle ne pouvait plus rien attendre de personne. Vivre l’hospitalité signifie aussi que l’on attend de nos hôtes qu’ils se comportent justement comme des hôtes. Cette hospitalité s’inscrit dans un cadre liturgique et l’assemblée réunie lors du culte se définit alors comme une communauté rituelle. Le « nous rassemblé », constitué de personnalités très diverses aux aspirations très multiples peut trouver son point focal de rassemblement si l’officiant exprime au nom de toute l’assemblée qu’elle est réunie devant le Dieu de Jésus-Christ. Ce dernier donne sa bénédiction à tous et à toutes et il se met en quête de l’humain pour lui adresser un appel à prendre ses responsabilités. La cérémonie doit être pensée et conçue dans cette perspective. Au nom d’une compréhension de la démocratie et d’un cléricalisme soi-disant abusif, on supprime toute autorité, et donc, du même coup, le pouvoir symbolique opérant dans le rite[12]. Or l’autorité de l’officiant est nécessaire car elle permet à la communauté de dire un « nous » collectif, à l’écoute de Dieu »[13].
- Le genre littéraire du témoignage présenté, est forcément très personnel. Celui-ci possède sa beauté et sa grandeur, même s’il ne constitue pas, à proprement parler, une confession de foi qui contient quant à elle et nécessairement une fonction de symbolisation.
- La composante symbolique et unificatrice de la confession de foi
Comme l’étymologie de ce terme l’indique : le symbole a pour visée d’unir les croyants rassemblés non seulement en un temps et en un lieu donné mais également d’unir à des croyants d’autres aires géographiques ou confessionnelles. De plus, la confession de foi permet l’inscription dans la généalogie des témoins qui nous ont précédés. Par son contenu, elle renvoie à un Dieu qui dépasse infiniment la célébration de la communauté rassemblée dans telle église locale. Le « nous événementiel » ne remplace pas le « nous institutionnel » qui présuppose la prise en charge et la transmission d’une tradition spécifique. Cette dernière fait appel à une mémoire créatrice : à partir d’éléments traditionnels et symboliques, la communauté rassemblée s’approprie la signification des gestes effectués et des paroles prononcées. Désignant « une réalité qui en évoque une autre », le symbole[14] indique la connivence entre des êtres[15]. La confession de foi, outre l’implication personnelle qu’elle requiert, nous renvoie aux contenus de nos représentations de Dieu. Elle se distingue du témoignage personnel parce qu’elle comporte une fonction normative. Elle permet aux fidèles de se rappeler ce qui est constitutif de leur foi. Le contenu possède donc lui aussi une fonction unificatrice. Par nature, le credo constitue une sorte de condensé de la foi chrétienne. La confession de foi implique également une acceptation du rapport instauré entre Dieu et l’être humain. La confession de foi présuppose une certaine représentation de Dieu et corrélativement des êtres humains et du rôle qu’ils ont à jouer sur la terre. Le Dieu chrétien se donne à connaître dans la foi dans le Dieu Créateur qui a lié sa Présence à celle de la figure du crucifié ressuscité et présent par le Saint Esprit.
Il est devenu religieusement correct de dire que le langage ancien et traditionnel n’est plus adéquat parce qu’incompréhensible pour les familles des baptisé/es et leurs invité/es, qui ne viennent que très rarement à l’Église. Il faut résister à cette critique. En effet, nous aimerions défendre la thèse que le langage liturgique comporte, dans sa logique propre, une symbolisation qui doit veiller à garder une part d’énigme. Le symbole se vide si on le transforme en concept raisonnable et maîtrisable. On la désincarne, on en fait un exercice cérébral. La critique qui affirme que le culte protestant est « trop théorique » comporte donc sa part de vérité. Une comparaison rigoureuse entre un langage scolaire de type informatif et explicatif, et de celui la liturgie au langage performatif, symbolique et rituel permettrait de dégager les critères propres et donc l’originalité de chaque mode communicationnel, même si les deux ne sont pas séparables totalement. Pour rendre à la liturgie ses lettres de noblesse, il est bon au préalable se détacher de l’illusion de l’intelligibilité totale. « La tentative de rendre le symbole totalement transparent »[16] est illusoire. Le symbole « représente ce qui n’est pas accessible à la manipulation rationnelle »[17]. Il met en mouvement notre corps et nos sens. On ne gagne rien à vouloir banaliser le langage de la liturgie pour en faire un langage immédiatement accessible à tout un chacun. Car ce faisant, on annule les capacités de la liturgie à déployer ses effets Transformer la liturgie en simple vocabulaire courant amène à en réduire sa portée pragmatique.
Il est nécessaire à nos yeux de maintenir la dimension de symbolisation de la foi chrétienne, car le symbole met en relation avec une réalité qui nous dépasse. Eugen Fink le note fort opportunément quand il écrit : « Un symbolon est un fragment destiné à être complété »[18]. Nous devons penser « l’essence du symbole à partir du rapport au monde. Un étant, une chose finie, devient symbole, lorsqu’il rencontre le “complètement” par le tout du monde et que le tout se met à briller en elle et à l’illuminer, lorsqu’elle devient le représentant de l’univers, que le fini devient transparent dans son intramondanité et qu’il permet d’apercevoir la puissance agissante qui le traverse, le produit et le détruit »[19]. On peut dire que le culte est « une pratique particulière [à laquelle il incombe] de rompre [la routine de nos existences] […] et de rendre un élan nouveau aux choses qui s’étaient abîmées dans ce qui n’était que trop connu, de leur donner un nouvel éclat. [...] Le culte est une tentative de faire briller à nouveau la lumière originelle du monde sur toutes les choses finies »[20]. Et Eugen Fink de conclure : « A considérer le culte de cette façon, il apparaît comme une ruse de la vie pour échapper à l’usure et au nivellement et pour retourner aux sources de la vie originelle ».[21] Le recours à la puissance symbolique des éléments du culte et la perspective mystagogique qu’il comprend ne conduit pas les chrétiens vers une extase et une fuite hors des contingences terrestres mais les renvoie dans notre société et au cœur de leur vie quotidienne.
La catéchèse baptismale peut et doit non seulement permettre aux parents d’exprimer ce qu’ils vivent, mais aussi elle doit les inviter à apprendre une langue qui n’est plus forcément la leur. En d’autres termes, la préparation du baptême réside aussi dans un apprivoisement de ce qui peut apparaître, aux pratiquants occasionnels, comme étranger à leur vie. Il faut oser tirer les conséquences de ces affirmations. La demande de baptême mérite d’être prise au sérieux et par conséquent prise en charge (là où cela est possible) dans une catéchèse spécifique destinée aux parents. Cet apprentissage d’un élémentaire chrétien permettra à celles et ceux qui l’entreprennent de vivre un dépaysement. Il leur permettra de rentrer dans le pays de la quotidienneté enrichi par de nouvelles perspectives. Certains découvriront même l’envie de connaître mieux le culte devenu aujourd’hui pour beaucoup terra incognita.
- Quelques notes pour la mise en œuvre du chant de l’assemblée
--- Dimanche matin. Culte de baptême à la paroisse germanophone de l’Église luthérienne à Genève. Après la prédication nous sommes invités à prendre notre feuille de chant pour chanter un cantique en français : « Aube nouvelle »[22]. Ce cantique est en principe inconnu pour l’assemblée germanophone. Les membres francophones de la famille des baptisées ne se font pas beaucoup entendre. Heureusement que la mélodie du cantique est plaisante et que dans l’assemblée, quelques personnes savent déchiffrer.
Vers la fin du culte, le pasteur annonce un cantique de bénédiction indien, parce qu’une partie de la famille des baptisées vient de l’Inde. Nous avons devant nous aussi une version allemande du texte du cantique. Mais la mélodie nous est complètement étrangère. Apparemment personne ne connaît ce cantique, le pasteur inclus. Par-ci par-là on entend quelques voix en solo involontaire ; solistes contre leur propre gré, ces voix finissent par se perdre. La mélodie de ce chant indien me semble très belle, mais dans ces circonstances, elle n’a aucune chance de s’élever. ---
L’apprentissage liturgique d’un chant lors du culte fait avancer l’assemblée sur le chemin baptismal, ce chemin est balisé par la dimension de la grâce d’une part et la dimension de l’implication et de l’engagement d’autre part. De même que le baptême n’est pas un acte miraculeux mais qu’il constitue un événement qui nous inscrit dans une histoire commune, de même ce n’est pas par un acte miraculeux que s’installe la communion que le chant peut engendrer. Certaines conditions minimales doivent être réunies pour que l’acte de chanter, et surtout l’appropriation commune d’un chant, déploie tout son effet : dépayser – sans insécuriser – les membres de l’assemblée, pour leur permettre d’entrer en communion phatique en vue d’une confession de foi baptismale. Nous aimerions esquisser cela en deux points.
- Le ou la chantre, personne charismatique et formée
La personne qui prend en charge un ou plusieurs moments de chant commun, occupe une place privilégiée pour réveiller l’attention des personnes, pour entrer en communication directe et en dialogue clair avec eux. Elle leur permet de s’approprier le lieu de la célébration : sentir et entendre sa voix propre, entendre celle des autres et participer à la voix commune issue de ce rassemblement éphémère ; se percevoir comme un fragment destiné à être complété et capable de sentir en interdépendance avec autrui.
Idéalement le ou la chantre a reçu une formation musicale, pédagogique, liturgique et hymnologique et il/elle a de la facilité à réagir spontanément. La combinaison de ces compétences permettra d’éviter par exemple l’écueil de la transformation du culte en cadre scolaire ou en répétition de chœur. Le chant ouvrira sur la découverte liturgique et évitera de donner l’impression qu’apprendre un chant constitue une sorte de pensum. Une bonne et étroite collaboration entre les différents ministères cultuels (chantre, organiste, pasteur et autres responsables) est indispensable pour permettre au chantre une certaine spontanéité et pour créer ainsi les conditions qui permettent l’émergence d’un moment vivant, concentré et recueilli.
- La mise en confiance et l’encouragement
C’est en chantant qu’on apprend à chanter. Les explications nécessaires peuvent rester sobres. En particulier, il s’agit de permettre l’expérience que nous pouvons chanter de tout notre être, sans être chanteur ou chanteuse expérimentés. L’idée d’un « juste » et d’un « faux » devient relative. Bien sûr, individuellement, objectivement, il arrive que quelqu’un ne chante pas les notes indiquées. Mais nous n’avons pas affaire ici à une prestation individuelle. En ce sens et dans notre cadre précis, il se peut que l’un ou l’autre chante « différemment » – différemment de ce qui est écrit dans la partition – mais personne ne chante « faux ».
Pour autant, ce principe ne doit pas nous entraîner dans une sorte de médiocrité ou de laxisme. Pour éviter ce dernier écueil, le ou la chantre ne doit pas se contenter trop vite. Comme dans tout apprentissage, la joie de chanter va de pair avec la joie de progresser et avec la mise en exergue de la physionomie bien particulière de chaque chant (respecter le bon tempo, le rythme, marquer une pause, etc.). Les moments difficiles devraient être verbalisés sans être dramatisés, les difficultés ou les échecs de certaines tentatives ne pas être masqués. Ces tentatives mêmes peuvent devenir le lieu d’un nouvel apprentissage. L’imperfection est un moment qui nous permet l’humour et, bien gérée, elle ouvre sur des rapports plus détendus et sereins.
- Conclusion
Le ministère liturgique et pédagogique de chantre constitue un atout dans nos efforts de transmettre et de vivre au concret une foi baptismale qui met en valeur l’individualité et qui, en même temps, la surmonte et la dépasse.
Les cantiques deviennent des trésors de contre-culture. Plus les gens s’avèrent éloignés du déroulement cultuel, plus l’invitation au chant commun et en public peut être perçu comme une intrusion illicite dans leur sphère intime. Mais si ce moment est bien préparé et ancré dans la liturgie, il a de fortes chances – même s’il n’existe pas de garantie à ce sujet – de devenir un moment de confession et d’anamnèse baptismale pour toute l’assemblée : un moment qui est constitué à la fois par l’engagement au don de la grâce et par l’engagement à l’acceptation d’autrui.
Katharina Vollmer Mateus et Félix Moser, présenté lors du colloque œcuménique international (Convegno Ecumenico Internazionale) de Bose Le baptême source de la vie chrétienne du 6 au 8 mai 2005.
[1] Conférence donnée dans le cadre du colloque de Bose sur le baptême, 6-8 mai 2005. Nous avons commencé la conférence par apprendre à chanter le premier verset du chant « Gloria a Dios » (in : Agape, Songs of Hope and Reconciliation, LWF, Oxford University Press, 2003).
[2] Hans Bernhard Kaufmann, „Zum Verhältnis pädagogischen und theologischen Denkens“, p. 33, in : Elsbe Goßmann et Hans Bernhard Kaufmann (éd.), Forum Gemeindepädagogik. Eine Zwischenbilanz, Münster, 1987, p. 14-41.
[3] Les exemples paraîtront un peu caricaturaux. La caricature permet de grossir le trait et de montrer plus facilement ce qui est en jeu. Nous sommes conscients qu’il existe des expériences fort différentes et surtout plus positives que celles retenues ici. Félix Moser tient à remercier le pasteur Antoine Reymond qui lui a ouvert de nombreuses pistes en recherches liturgiques. L’article publié ici porte la trace de quelques-unes de ses intuitions.
[4] Ce „nous“ des célébrant/es a d’ailleurs tendance à se restreindre au pasteur et à oublier l’organiste par exemple.
[5] Le langage performatif comporte un certain nombre de verbes qui font ce qu’ils disent ; en ce qui concerne les cérémonies de baptême, il s’agit essentiellement de « déclaratifs et de promissifs ».
[6] Erving Goffman, Les cadres de l'expérience, trad. I. Joseph, M. Dartevelle et P. Joseph, Paris, Minuit, Le sens commun, 1991.
[7] Gregory Bateson, La nouvelle communication, textes recueillis et présentés par Yves Winkin, trad. D. Bansard, A. Cardoen, M.-C. Chiarieri, J.-P. Simon et Y. Winkin, Paris, Seuil, coll. Points, 1981, p. 101.
[8] Ibid. p. 267-277, sur le thème du langage et du désengagement, en particulier les pages 273 à 278. Cette attitude est très voisine de celle écrite par E Goffmann, Les pare-engagements. « Nous considérons d’habitude les pare-engagements comme un moyen permettant à l’individu de donner l’expression qu’il conserve un engagement approprié alors qu’en réalité, il transgresse les obligations que la situation exige de lui », op. cit., p. 276.
[9] Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin, Don D. Jackson, Une logique de la communication, trad. J. Morche, Paris, Seuil, Points 102, 1972, p. 48.
[10] Fonction du langage qui est utilisée pour établir une communication sans apport d’informations de type cognitif.
[11] Nous empruntons ici le titre d’un ouvrage d’Eric Fuchs, Comment faire pour bien faire ?, Genève, Labor et Fides, Le champ éthique 28, 1995.
[12] Nous sommes aussi de ceux qui dénoncent ce cléricalisme, mais on se trompe de combat si on dénonce l’autorité liturgique et que l’on utilise le culte pour exprimer des revendications, légitimes par ailleurs.
[13] Aidan Nichols op, Regard sur la liturgie et la modernité, trad. par G. Català et E. Lipper, Genève, Ad Solem, 1998 [1996], p. 69.
[14] Symbolon peut se définir comme « une marque de reconnaissance ou une pièce d’identité, utilisée dans l’Antiquité » (Robert Le Gall, Dictionnaire de Liturgie, Chambray, C.L.D., 1983, p. 240).
[15] Ibid., p. 241.
[16] Aidan Nichols op, Regard sur la liturgie et la modernité, op. cit., p. 68.
[17] K. Flanagan cité par Aidan Nichols, op. cit., p. 68
[18] Eugen Fink, Le jeu comme symbole du monde, trad. H Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Minuit, Arguments, 1966 (1960), p. 128.
[19] Ibid., p. 137-138.
[20] Aidan Nichols, op. cit., p. 130.
[21] Ibid., p. 132.
[22] La célébration avait lieu dans le temps liturgique de l’Avent.