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Prédications

La cathédrale de l'attente.

Attendre, voilà une activité que je n’aime guère. Attendre, dans une gare, un train qui doit venir.  Attendre quelqu’un qui a du retard et qui se fait attendre, voilà qui me contrarie. Mais il y a plus encore : l’attente se fait souvent inquiète. Si le train ne vient pas, je vais manquer la correspondance. Si l’autre ne vient pas, il a peut-être oublié, et peut-être même lui est-il arrivé quelque chose… 

Mais en ce dimanche de la joie, nous sera-t-il donné de redécouvrir l’attente comme autre chose qu’une perte de temps ?

Passer d’un temps inquiet et agité à un temps paisible et calme n’est pas chose aisée dans notre société marquée par une formidable accélération du temps !

Mais voici l’histoire vraie de deux hommes qui sont partis au Tibet, aux sources du fleuve Mékong à Zadoi, pour essayer de capter l’une ou l’autre photographie de la panthère des neiges. Il n’est presque plus possible d’observer cet animal puisqu’il n’en reste aujourd’hui plus que 4 à 5000 dans le monde. 

De cette aventure il en est résulté un livre, écrit par Sylvain Tesson, sur l’art de l’attente joyeuse. Partir à 4800 mètres d’altitude par moins 20°C et attendre de longues heures pendant plusieurs journées, presque sans bouger, et dans le silence, voilà encore une autre affaire que la contrariété d’un retard - par ailleurs souvent affiché ou notifié par SMS !

Mais quelle est donc la force qui permet l’art de l’attente ? 

Cette force se résume une expression : l’espérance d’une apparition. L’espérance, pour le chasseur d’images, de voir, même très furtivement, cette panthère des neiges si sauvage et si belle. L’attente des deux aventuriers est néanmoins adossée à un savoir : ils savent que les panthères se répartissent sur une bande de terre qui va en gros de l’Afghanistan à l’est du Tibet et de la Mongolie à l’Himalaya. 

Au « tout, tout de suite » s’oppose la patience.

Et Sylvain Tesson va alors parler de son observatoire inhospitalier. Celui-ci est semblable à une cathédrale puisqu’il le nomme Notre Dame de l’attente. Je n’ai jamais lu de critique aussi lucide sur notre monde que celle de ce géographe parti dans le silence et se faisant guetteur de l’aube.

Nous sommes ici aux antipodes de tous ceux qui nous serinent qu’il faut vivre avec son temps, et qui clament que vivre, c’est vivre dans un monde qui bouge. Nous sommes à des années-lumière des rêves de l’homme augmenté. L’homme augmenté pour qui avoir et réussir une, et une seule, belle vie ne suffit plus ! Certains de nos contemporains exigent en effet d’avoir plusieurs vies, quitte à courir comme des fous sans rien voir d’autre qu’eux-mêmes. Mais plusieurs indices me donnent à penser que le vent tourne et que nous sommes de plus en plus nombreux à nous rendre compte que ce qui nous est donné jour après jour est précieux. Je cite Sylvain Tesson : « Nous étions nombreux, dans les grottes et dans les villes, à ne pas désirer un monde augmenté, mais un monde célébré dans son juste partage (…). Une montagne, un ciel affolé de lumière, des chasses de nuages et un yack sur l’arrête : tout était disposé, suffisant. Ce qui ne se voyait était susceptible de surgir, ce qui ne surgissait pas avait su se cacher[1] ».

Vivre dans Notre Dame de l’attente permet en fait la venue d’un petit miracle. L’attente n’est pas un temps vide mais un temps plein. Il est rempli de petites apparitions qui nous relient à la vie et à la création, et de relations éphémères mais vraies avec soi-même et avec les autres.

L’inconfort et l’incertitude liés à l’attente sont portés par plus grand et plus important : la joie d’entrapercevoir mille petits détails liés à la générosité du Créateur. Et nous sommes ici en pleine consonance avec l’apôtre Paul quand il nous dit : « Réjouissez-vous dans le Seigneur. Réjouissez-vous en tout temps[2]. »   

         On peut penser que l’art de l’attente est réservé aux ornithologues et aux chasseurs d’images animalières. Il n’en est rien. Entrer positivement dans Notre Dame de l’attente est possible pour tout un chacun. Sylvain Tesson écrit :

À Paris je butinais des passions désordonnées. Ici [dans le canyon en train d’attendre l’apparition d’une panthère] en attendant en silence (…) je me jurais une fois rentré en France de continuer à pratiquer l’affût. Nul besoin de se trouver à 5000 mètres dans l’Himalaya. La grandeur de cet exercice partout praticable était de toujours procurer ce qu’on exigeait de lui. À la fenêtre de sa chambre, sur la terrasse d’un restaurant, dans une forêt au bord de l’eau, en société ou seul sur un banc. Il suffit d’écarquiller les yeux et d’attendre que quelque chose surgisse[3].

   Pourtant, l’art de cette patience ne nécessite rien de moins qu’un changement d’attitude. L’Évangile nous y invite par Jean le Baptiste disant qu’il faut regarder par-delà sa personne immédiate, vers le Christ qui va venir. Et Sylvain Tesson, dans un tout autre registre, nous y exhorte à sa manière par une question très actuelle. Il demande en effet :

- « En quoi le vol des cygnes serait-il moins intéressant que les tweets de Trump[4]? » Je rappelle qu’un tweet est un message d’environ 185 signes, dans lequel le président déverse presque journellement des propos provocateurs, souvent diffamatoires et inexacts. En contraste avec cette exposition permanente qui déclenche fracas et force des réactions en chaîne, il faut savoir s’arrêter.

Pour découvrir les multiples petites apparitions de la vie quotidienne, nous sommes invités à consentir au silence, au calme, et plus encore à nous oublier nous-mêmes. L’attente et l’ouverture à ce qui vient permettent d’entrer dans l’émerveillement qu’offre le présent. Une branche perlée d’eau, le scintillement de l’eau de la rivière. Les rides d’un visage qui, à leur manière, racontent la vie de la personne. Les mains d’un compagnon, qui disent une existence de labeur. L’attente se peuple alors d’attention, et d’intérêt pour la vie présente. 

J’en viens alors à ce qui m’apparaît comme la singularité chrétienne. Elle réside comme vous le savez dans le motif de l’attente. « Le Seigneur est proche. » Cette proximité du Christ nous inscrit dans une histoire. Nous savons qu’en Jésus Christ Dieu est venu pour nous apporter sa délivrance. Cette délivrance éclate à la fois dans le passé, le présent et le futur. Dans le passé car nous nous souvenons de ce que Dieu a fait pour nous dans le Christ en nous apportant la paix et la réconciliation. Dans le présent, le Christ se fait spatialement proche en tant qu’il est le Ressuscité. 

Il se fait proche en particulier dans l’espace de nos prières : 

« En toute occasion par la prière et la supplication accompagnées d’actions de grâces, faites connaître vos demandes à Dieu[5]. »

Or dans nos prières, si les motifs de louange sont abondants, nombreux aussi sont les sujets de supplication. Intercession pour nos proches et pour les lointains. Demandes pour l’avenir de notre société et de nos Églises soumises à des accélérations et des transformations sans précédent.

L’Avent dans lequel nous sommes installés n’est pas un temps facile. Notre quotidien est marqué par le doute, l’anxiété et les difficultés spirituelles et morales. Il est donc bien nécessaire que l’apôtre nous exhorte : « Ne soyez inquiets de rien »[6] parce que la pente naturelle, c’est justement de s’inquiéter. Le naturel, c’est de charger le passé avec nos remords, de vivre le présent avec nos préoccupations, et d’envisager l’avenir avec nos soucis. Paul ne nous demande pas de faire comme si les doutes et les préoccupations de la vie quotidienne avaient disparus. Par contre il nous propose de les regarder autrement. Il nous offre d’habiter l’attente à partir du futur. L’apôtre dit sans détour sa foi en l’avenir. « Le Seigneur est proche » : Dieu ouvre ici un horizon d’attente confiante.

Cette dernière n’est pas vaine puisqu’elle a pour contenu la venue de Royaume décrit par le prophète Esaïe. Cette venue du règne de Dieu devient une urgence pour des milliers et milliers de personnes qui vivent sur des terres brûlantes.

Le temps de l’attente ravive notre prière de louange et d’intercession : la prière silencieuse est un temps fort, un temps plein. Tout le contraire, en somme, de notre société moderne qui considère que l’attente est une perte de temps.

Le temps de l’Avent est un temps d’attente active, un temps où nous restons éveillés, aux aguets du moindre signe de la discrète présence de Dieu. L’Avent, oui bien sûr, ouvre autrement dit sur l’espérance. L’attente dans le temps de l’Avent n’est autre chose que du temps retrouvé dans le calme et la certitude que donne la foi. « Le Seigneur est proche. » 

Amen.

 

[1] Sylvain Tesson, La panthère des neiges, Paris Gallimard 2019 p.145

[2] Philippiens 4, 4

[3]Sylvain Tesson, op.cit., p. 110-111

[4] Sylvain Tesson, op.cit., p.125

[5] Philippiens 4, 6

[6] Philippiens 4, 6

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