L'incompréhension des disciples

 Exode 16, 1-18
1 Pierre 1, 3-9
Jean 6, 1-15
Grandchamp le 30 mars 2019

 

Mais où donc penses-tu que je puisse comme cela trouver de quoi nourrir une foule de cinq mille personnes ?

Mais qu’imagines-tu ? Crois-tu ? que je puisse comme ça, en claquant des doigts, trouver ce qu’il faut pour rassasier cette foule immense ?

 Deux cents deniers de pains, ce n’est déjà pas mal, mais il faut se rendre à l’évidence, cela ne suffit pas.

 En écoutant les objections de Philippe et André à la question du Christ, il m’est revenu en mémoire cette formule que j’ai lue quelquefois sur un petit panneau dans les secrétariats : « Le possible est fait, l’impossible est en train de se faire, pour les miracles, prévoir un délai. »

 Plus sérieusement cette fois, l’évangéliste, avec un art incroyable de la narration, met en scène le désarroi et l’embarras des disciples suite à une question toute simple de Jésus. Les disciples sont débordés, ils ne savent que faire. L’interrogation qui serpente à travers tout ce récit est celle du « comment ». Je note que cette question traverse également tout l’évangile selon Saint Jean. Songeons à Nicodème qui se demande avec raison comment il peut retourner dans le sein de sa mère.

Comment faire devant une attente si grande ?

Comment procurer du pain (car sans pain, pas de vie possible) à ceux et celles qui ont faim ?

Je n’ai aucune peine à me sentir proche de mes frères et sœurs qui se sentent débordés, malmenés, parfois impuissants parce qu’ils n’arrivent pas à suivre. André et Philippe sont les frères en humanité de tous ceux et celles qui se heurtent au sentiment d’une relative impuissance. Comment faire quand nous nous trouvons devant des demandes qui nous semblent impossibles à satisfaire, et que le temps à disposition se révèle trop court ? Mais comment faire aussi lorsqu’en soi gagnent les sentiments de tristesse et de doute face à tant et tant de détresses ?

Cette question taraude les disciples en tout au long de leur parcours. Leur incompréhension montre par contraste la grandeur du Christ. L’évangéliste prend soin de noter que Jésus « savait quant à lui ce qu’il allait faire ».

Mais voyons cela de plus près.

« Où achèterons-nous du pain pour qu’ils aient de quoi manger ? »

Cette question va désorienter Philippe et le mettre dans l’embarras. Il est pris de court, il ne sait pas trop quoi dire.

Philippe et André raisonnent comme tout un chacun. Ils cherchent une réponse rationnelle et économique au problème de nourriture. Cette question crée un véritable malentendu puisque les disciples cherchent la solution dans le monde et en eux-mêmes.

Or, face à la question du Christ, le sentiment des limites humaines se fait criant.

« Deux cents deniers de pains ne suffiraient pas pour que chacun reçoive un petit morceau ». Et même si c’est un déjà un bon début, qu’est-ce que cinq pains et deux poissons pour nourrir 5000 personnes ? »

Il y donc un malentendu dans ce dialogue, mais ce malentendu est productif. En effet, il vise à faire progresser les disciples et les lecteurs que nous sommes vers une meilleure compréhension du miracle opéré. Je relève avec soulagement que, dans ce récit, la foi n’est pas un préalable. L’initiative vient de Jésus et de lui seul. Après l’incompréhension des disciples, aucune discussion avec eux sur leurs compétences éventuelles ou sur leur incapacité[1]. Non, rien ; rien de tout cela, mais un simple et abrupt : « Faites-les asseoir ».

L’immensité de la foule rassasiée qui reçoit autant de pains et de poissons qu’elle désire sont est un signe de ce que donne vraiment Jésus.

Ce que donne Jésus n’est rien moins que la vie. Celui qui opère la multiplication n’est autre que l’Envoyé de Dieu qui nous dira un peu plus loin : « Je suis le pain de vie ».

D’une vie précisément qui ne se quantifie pas, qui ne se compte pas.

Ce miracle me renvoie à la création et au don de la vie reçue. Ce don existe bien avant que nous n’en ayons pris conscience. Et ce n’est que petit à petit que nous réalisons que nous sommes des créatures. Dans la création de Dieu, je ne cherche pas des preuves de son existence ; je cherche plutôt à reconnaître sa présence et à m’émerveiller. Il en va de même dans ce miracle, signe de la générosité de Dieu. A travers la lecture de ce récit, je peux entrevoir la grandeur et les largesses de Dieu.

Ce signe porte de nombreuses résonnances eucharistiques. Elles ont pour but de nous amener à la foi au Christ. Je note que nous y trouvons aussi une indication sur le comment : offrir largement, mais de prendre soin des morceaux qui restent. Ceux-ci disent la surabondance divine, la libéralité, sans faille de Dieu. Comme André, comme Philippe, nous sommes invités à faire ce saut, ce passage du doute vers la foi.La question de Jésus « Où achèterons-nous du pain pour qu’ils aient à manger ? » commence par désorienter Philippe, mais elle vise justement à le réorienter vers Dieu et son agir. À lui faire quitter sa manière de voir rivée sur le seul aspect matériel et par trop égocentrée. Car se focaliser sur ses limites, c’est encore une façon d’être égocentré ! Les disciples sont invités à la confiance en ce Dieu qui ne se cantonne pas dans nos résistances.

 Le signe que propose Jésus renvoie bien au possible de Dieu. Christ opère avec les disciples - avec André et Philippe - et avec ce qui a été trouvé sur place.

L’identité véritable de celui qui a donné ce signe de la générosité et de surabondance est alors révélée.

La foule ne s’y trompe pas puisqu’elle reconnait en Christ « le prophète. Celui qui doit venir dans le monde ». La foule a raison, elle est admirative à juste titre devant Jésus. Le lecteur de l’évangile quant à lui devra suivre encore le Christ sur le long chemin de la Passion pour découvrir que le don de Dieu ne s’accomplit pas avec le pouvoir ou la violence des royautés humaines, mais grâce au don de la personne du Christ.

Nous voici ce dimanche avec une prise de conscience contrastée. Conscience de mes limites et conscience de la grandeur de Dieu cohabitent. Voilà qui ouvre, ici et maintenant, une perspective. Une réponse à la question du « comment ».

Je suis invité à croire au Sauveur qui donne la vie. En même temps, cette foi me délivre de moi-même. Elle me délivre de me croire moi-même au bout de tout ; elle me délivre de vouloir, de savoir, et de pouvoir pour autrui. Elle me délivre de porter ce qu’en vérité Christ seul peut porter.

Réaliser que nous pouvons croire au Sauveur, mais sans nous prendre nous-mêmes pour le Sauveur, voilà qui ne peut relever que de l’apprentissage, et même du miracle. Voilà, à mes yeux, un grand signe de la libéralité de Dieu.

Tels que nous sommes, à travers nos itinéraires en zigzag, avec nos hauts et nos bas, Christ nous prend à son service pour dire la largeur et la profondeur de la bonté de Dieu.

Amen

 

[1]  On trouvera d’utiles renseignements in Jean ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), coll « commentaire du Nouveau Testament. Deuxième série 4a », Labor et Fides, 2014, p. 206-214

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