Réflexion sur les lieux ecclésiaux

Introduction

Les journées que nous avons passées à Saint-Maurice étaient placées sous le titre général « des itinéraires et des lieux ». Vous m’avez demandé de réfléchir à la question du lien entre l’Eglise et les itinéraires des recommençants. La tâche n’est guère facile tant il est vrai que les personnes que nous rencontrons vivent une itinérance spirituelle et ne sont pas prêtes, au départ en tout cas, à attester fermement de leur appartenance à l’Eglise institutionnelle. Au cours des sessions précédentes, il nous est apparu que nous ne pouvions pas directement demander aux recommençants d’habiter nos lieux d’Eglise traditionnels, notamment les paroisses. Nous voici donc renvoyés à des questions  fondamentales comme où est l’Eglise ? et qui en fait partie ? Je me borne à cinq bref rappels.

Premier rappel : un centre qui décentre

La croix vide comme symbole de l’incarnation de Dieu et de sa victoire sur les forces du mal est à la fois le lieu du rassemblement, mais en même temps le lieu de l’envoi. Sans vouloir jouer avec les mots, la mort et la résurrection du Christ sont à la fois le centre, mais ce centre nous excentre. La parole de la croix[2] se présente en effet comme le lieu du décentrement : elle vient mettre en crise nos représentations de Dieu, d’autrui et nos rêves trop humains d’une Eglise triomphante : « Il n’y a pas parmi vous ni beaucoup de sages aux yeux des hommes, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de gens de bonnes familles »[3].  Pourtant le décentrement opéré par Christ est indirectement une promesse de renouveau. La parole de la croix met en question nos idées toutes faites sur Dieu et sur les autres pour nous ouvrir à des relations dans lesquelles il est possible de recevoir et de s’enrichir lors des diverses rencontres qui tissent la trame de nos vies quotidiennes. La crise provoquée par la parole de la croix est salutaire, je peux recevoir autrui, le recevoir vraiment dans sa différence[4]. Il est un frère ou une sœur en humanité, qui donne un éclairage souvent inédit sur la Vérité que nous cherchons ensemble.

La prédication de la croix inscrit un écart entre notre désir de posséder le Christ et la mission qui nous est confiée. Puisque la croix vide se veut signe posé pour le monde, le centre demeure à jamais non maîtrisable et personne ne peut se l’accaparer. En d’autres termes, plus nous fréquentons le « dedans » de notre communauté par la célébration du culte ou de la messe par exemple, plus nous sommes projetés « au dehors ». L’affirmation d’un Christ qui nous décentre est bien, à mes yeux, le premier rappel. Le mot premier s’entend aussi bien ici dans le sens de primordial que dans le sens chronologique.

Deuxième rappel : de la dispersion à la dissémination[5]

Nous vivons un christianisme éclaté dans des communautés dispersées et minoritaires. Cet éparpillement est d’abord géographique : nous sommes quelques chrétiens dans un quartier ou dans une cité. Cet éclatement prend son origine dans une dislocation sociale. L’espace qui identifiait une communauté (je pense au village rural) et le temps qui unifiait (je pense aux rythmes qui structuraient nos années liturgiques) sont mis à mal par la société urbaine. Notre espace se découpe et s’organise selon des logiques fonctionnelles et marchandes : zones industrielles et commerciales, quartiers résidentiels, centres d’affaires. A cet espace éclaté correspond un temps disloqué : temps du travail, temps du chômage, stress des déplacements, temps des loisirs. Ces horaires morcelés accentuent le sentiment de dispersion. A cette dissémination sociale s’ajoute une dissémination spirituelle. Les grands systèmes de conviction qui unifiaient les groupes humains autour de croyances définies, d’espérances partagées et de rites communs sont brisés. Nous voyons que le champ religieux est traversé lui aussi par une diversité de croyances et de langages, par un foisonnement de propositions de sens qui renvoie paradoxalement l’individu à la tâche solitaire et prométhéenne de construire lui-même ses appartenances.

Mais il convient de remarquer que la dissémination (qui est une situation difficile) est dès les origines marquée aussi du signe de la vocation. Dans l’Ancien Israël, la diaspora va devenir, au fil des temps, un creuset qui stimule la foi. La Bible juive, traduite dans la culture grecque, donne naissance à la version de la Septante. A leur tour, les communautés chrétiennes primitives vont exister de façon dispersée dans l’Empire romain. Le mot diaspora, utilisé à deux reprises dans le Nouveau Testament (Jacques 1,1 et I Pierre 1,1), se trouve à chaque fois dans l’adresse d’une épître, ainsi : « Pierre, apôtre de Jésus-Christ, aux élus qui vivent en étrangers dans la dispersion, dans le Pont, la Galatie, la Cappadoce, l’Asie et la Bithynie »

 ( I.Pi 1,1). Le thème de la dispersion connoté théologiquement peut alors devenir positif. Il devient le signe de l’universalité de la mission chrétienne : les croyants sont disséminés sur la surface de la terre en vue d’annoncer l’Evangile.

Les paroisses sont nées dans la volonté louable de quadriller un espace, volonté déjà présente dans l’une des étymologies de ce mot, qui renvoie à un sens topologique, puisque signifiant voisinage, annexe, alentours[6]. Un second sens du terme paroisse signifie colonie, séjour à l’étranger, ambassade. Le terme grec oikia (dont le verbe parokein signifie « habiter auprès », ou « vivre au milieu ») renvoie à ce dernier sens[7]. Dans la Septante, ce vocable est utilisé pour parler de la situation d’Abraham dans ce monde. Abraham n’est pas chez lui, il habite auprès des autochtones où il est comme un étranger, ou, tout au plus, comme un hôte. A l’image d’Abraham, le croyant ne saurait être un croyant installé ; il habite en marge, il est nomade (en effet, le peuple de Dieu vit toujours en étranger sur terre). Par la foi, répondant à l’appel, Abraham obéit et partit pour un pays qu’il devait recevoir en héritage. Il partit sans savoir où il allait. Par la foi, il vint résider en étranger dans la terre promise, y habitant avec Isaac et Jacob, les cohéritiers de la même promesse. L’épître aux Hébreux, quant à elle, emploie le même mot d’oikia et commente elle aussi cette situation des croyants, fils d’Abraham (Héb. 11,8-9)[8].

Ce rappel montre que les chrétiens doivent être au service de structures souples et provisoires. La mission de notre Eglise au quotidien consiste à offrir, dans cette dispersion, des lieux à taille humaine. Pour que cette dissémination ne devienne pas dispersion, il est essentiel de donner de l’importance aux réseaux qui permettent aux paroissiens de garder la conscience que le groupe local rassemblé n’est qu’une partie de l’Eglise universelle. Cependant, le petit groupe vivant dans la dispersion a certainement besoin de grands rassemblements occasionnels qui indiquent leur vocation à former le peuple de Dieu.

 

Troisième rappel : l’Eglise, corpus mixtum

Comme le rappelle la parabole de l’ivraie et du bon grain (Matthieu 13,24-30), l’Eglise est un corpus mixtum. Ce n’est pas à nous, mais à Dieu seul, de faire le tri ; ce n’est pas à nous de décréter qui est au-dedans et qui est en-dehors. La parabole vise à nous libérer de notre impatience et de notre désir de savoir qui fait vraiment et définitivement partie du peuple de Dieu. Nous sommes invités à mettre notre impatience au diapason de la patience de Dieu. Saint Augustin rappelle aussi que parfois ceux du dedans équivalent à ceux du dehors, et vice-versa. Il ne s’agit pas ici de tout mélanger, mais de rappeler que l’amour fou de Dieu vient déranger nos logiques les plus humaines. L’Eglise n’est pas seulement l’Eglise que nous voyons, mais aussi celle que nous croyons. Il ne faut pas confondre l’Eglise visible et l’Eglise invisible, cachée en Christ. La promesse de l’Eglise subsiste en dépit des erreurs humaines. L’Eglise véritable est l’Eglise invisible. « Elle est pareille, dit Calvin, à une poignée de gens méprisables mêlés parmi une grande multitude, cachée comme un peu de grain sous un grand amas de paille sur l’aire. »[9]

Pour le dire autrement, l’Eglise demeure une Eglise d’appelés et non d’élus. Elle est appelée à rester en marche et non à devenir une Eglise confortablement installée dans le déjà-là du Royaume de Dieu.

Quatrième rappel : les critères d’appartenance

Ceci posé, il convient de bien distinguer le plan théologique des plans juridiques et pratiques pour savoir qui appartient à telle Eglise locale. La clarification s’avère utile, mais il faut rappeler dans la foulée le caractère relatif et provisoire de ces critères. Je me permets de reprendre ici ceux d’une sociologue de la religion, D. Hervieu-Léger, qui nous indique que « l’identité du groupe religieux, et l’identité en son sein de chaque individu, se construisent, au carrefour de quatre logiques :

- une logique communautaire, “qui concerne la délimitation sociale du groupe religieux et la définition formelle des appartenances”, “qui correspond aux composantes identitaires, locales, particulières d’un groupe religieux”. Elle se marque en particulier par des pratiques et des rites propres au groupe ;

- une logique émotionnelle, “qui correspond à l’expérience immédiate, sensible et affective du croire” et qui suscite la conscience affective du “nous” ;

- une logique éthique, “qui met en jeu la définition des valeurs partagées au sein du groupe” mais qui ont prétention à valoir de façon universelle bien au-delà de celui-ci ;

- une logique culturelle, enfin, faite des savoirs et des savoirs-faire constitutifs de la mémoire du groupe, “qui permet à l’expérience instantanée [de la dimension émotionnelle] de s’ancrer dans la continuité légitimatrice d’une mémoire autorisée, c’est-à-dire d’une tradition”.

Les pôles émotionnel et éthique soulignent davantage le caractère personnel de la foi, avec sa double dimension d’expérience spirituelle et d’engagement éthique ; les pôles communautaire et culturel manifestent surtout la dimension collective de l’identité ecclésiale ».

« Les institutions ecclésiales considérées ne prétendent pas, à travers ces critères, dire quelque chose de l’appartenance à l’Eglise invisible, mais seulement, très modestement, tracer les contours de leur propre réalité institutionnelle.» [10] .

Pour utiles qu’elles soient, les logiques sociologiques dégagées ci-dessus ne disent pourtant pas tout de l’appartenance à l’Eglise visible. En effet, la « logique » théologique comporte également des incidences pratiques. L’appartenance ecclésiale se définit par le baptême qui implique, ou devrait impliquer, une appartenance communautaire. De plus, même s’il n’est pas le seul, le soutien financier fait aussi partie de l’appartenance ecclésiale. « Les institutions dispensatrices de sens et de valeurs » doivent assurer leur propre financement. Que cela plaise ou non, les Eglises ont besoin du soutien matériel de leurs membres.

Cinquième rappel : l’Eglise comme architecture de la rencontre

J’aimerais conclure cet exposé par une citation de D. Bonhoeffer en la mettant en relation avec notre quête actuelle de lieux ecclésiaux.

« Quel est le lieu spécifique de l’Eglise ? De prime abord, il est impossible à indiquer concrètement. Il est le lieu du Christ présent dans le monde. La volonté de Dieu élit tel ou tel lieu à cet effet. C’est pourquoi les hommes ne sauraient ni le désigner ni l’occuper d’avance. Dieu le qualifie par la grâce de sa présence. L’homme ne peut que le reconnaître. L’Eglise ne dispose pas du droit de proclamer lieu de Dieu tel ou tel lieu historique. Ni l’Eglise d’Etat ni la bourgeoisie ne constituent ce lieu. Car Dieu seul le détermine, ce n’est aucun homme. L’Eglise qui le sait attend la parole faisant d’elle le lieu que Dieu occupe dans le monde. Attendant le choix de Dieu, elle renonce à s’installer dans des lieux favorables. La promesse de Dieu est pour cette Eglise-là. De cette seule manière, elle échappe à l’errance qui est le lot des réalités humaines sans lieu. Là où aucun lieu humain ne peut fonder l’Eglise, Dieu veut être avec sa communauté, et cela aussi à l’intérieur de la culture. A partir d’ici, le même non et le même oui sont prononcés sur tous les lieux humains. Tous ont également besoin de la venue de Dieu. Là où Dieu dialogue avec sa communauté, celle-ci est tout simplement le centre de tous les lieux humains, bien qu’ici, précisément, les hommes croient pouvoir s’en passer le plus aisément, à l’occasion. Mais elle est aimée ou haïe en raison de sa cause spécifique, qui est l’Evangile, et non plus parce qu’elle s’installe dans des lieux favorables. Elle est  le centre critique par lequel tout est jugé. Dieu lui-même est la krisis, ce ne sont ni le pasteur ni l’Eglise. Personne ne sait d’avance où se trouvera ce centre. D’après des critères historiques, il peut se tenir à la périphérie, de même que la Galilée au sein de l’Empire romain ou Wittenberg au XVIème siècle. Mais Dieu rendra ce lieu visible, et tous devront passer par là. L’Eglise ne peut que témoigner du centre du monde que Dieu est seul à créer. Elle doit essayer de donner de l’espace à l’action de Dieu »[11].

 Avec pertinence, D. Bonhoeffer fait rimer Dieu avec le mot lieu. Il commence par rappeler que Dieu ne se laisse pas assigner à résidence. Mais la question qui n’a cessé d’habiter ce théologien est la suivante : où nos contemporains peuvent-ils rencontrer Dieu ? Le problème posé est bien celui d’un lieu adéquat, d’un espace à la fois spatial et temporel. Cette manière de penser la question a été et demeurera centrale pour le christianisme. Contrairement à ce que l’on imagine souvent, il me semble en effet qu’un des problèmes majeurs de toute religion monothéiste, et de la religion chrétienne en particulier, n’est pas celui du vide, mais celui du «  trop plein ». A l’instar du peuple hébreu, nous sommes appelés à faire de la place pour le vrai Dieu. Dans notre société qui sacralise l’auto-réalisation de l’homme et qui rend un culte à la performance, il n’est pas si évident de trouver des espaces disponibles pour la rencontre avec Dieu. En tant que responsables de pastorale, nous voici appelés à la construction d’une architecture de la rencontre, créant la confiance et ouvrant à la foi en Dieu.

 « Donner de l’espace à l’action de Dieu » : en définitive, cette tâche n’est-elle pas, celle qui habite tous nos efforts dans la mise sur pied d’une pastorale, que ce soit celle du catéchuménat d’adultes ou celle des recommençants ?

Publié pour la première fois dans -     « Où est mon Église, Réflexions sur les lieux ecclésiaux », in Sources No 5 XXVI, septembre / octobre 2000, Revue dominicaine trimestrielle, Fribourg, p. 224 à 230.

 

 

[1]  Ce texte reprend une conférence prononcée le 1er  juin 1999 au centre spirituel du Cénacle. Nous avons gardé le style oral de l’exposé. Pour permettre au lecteur d’aller plus loin nous indiquons quelques références bibliographique qui nous semblent utile.

[2] Cf. I Corinthiens 1, 18-25.

[3] Cf. I Corinthiens 1,26 b

[4] Ce point constitue le point de départ de toute pastorale et en particulier celle avec les recommençants.

[5] Cf. à ce sujet, G. DELTEIL et P. KELLER, L’Eglise disséminée. Itinérance et enracinement, Paris, Cerf  / Lumen Vitae / Labor et Fides / Novalis, coll. Théologies pratiques, 1995. Nous nous inspirons librement des pages 69-81.

[6] Cf. à ce sujet : C. BRIDEL, « Paroisse », in : Encyclopédie du Protestantisme, Pierre GISEL (éd.), Paris / Genève, Cerf / Labor et Fides, 1995, p. 1123-1124. Cf. également R. MEHL, Traité de sociologie du protestantisme, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1965, p. 135 : « La paroisse est apparue en Occident entre le Vème et le VIIème siècle, comme subdivision géographique du diocèse ; c’est un phénomène essentiellement sociologique, fruit du regroupement territorial de la population et de son accroissement. »

[7] Les considérations qui suivent se basent sur des notes fournies par le pasteur Michel Cambe lors d’un recyclage sur la dissémination (septembre 1979).

[8] Je saute ici la mention d’Actes 7 et 6,29 pour ne citer que la mention de I Pierre 2,11 dans laquelle les disciples sont des étrangers et des voyageurs (cf. aussi I Pi 1,17).

[9] J. CALVIN, IRC IV. 1/2, cf. J. SENARCLENS, De la vraie Eglise selon Jean Calvin, Genève, Labor et Fides, 1965, p. 21ss.

[10] Extraits tirés de : I. GRELLIER, « La définition des membres des Eglises protestantes entre marqueurs rituels et confession de foi  », dans : ETR, 1998 / 4, p. 571-590.

[11] D. BONHOEFFER, La Nature de l’Eglise. Un cours, reconstitué à l’aide de notes, trad. L. Jeanneret, Genève, Labor et Fides, 1972, p. 25-26.

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